Ivana Bodrožić – Hôtel Z

BodrozicVukovar, 1991. La ville croate fait l’objet d’un siège de près de 90 jours de l’armée populaire yougoslave et de forces paramilitaires serbes. C’est le point de départ choisi par Ivana Bodrozic pour son roman Hôtel Z : elle y raconte le sort d’une famille croate, dont le père resté défendre sa ville est porté disparu, et qui est contrainte de quitter la ville. La guerre est en arrière-plan, et l’on suit surtout leur histoire sur une période de 10 ans, le tout vu par les yeux d’une jeune fille. Un très beau roman, émouvant, sans pathos.

Avant de parler du livre, quelques mots s’imposent sur son auteure : Ivana Bodrožić est née en 1982 à Vukovar, elle était âgée de 9 ans lors de la prise de la ville. D’emblée, on devine donc que le récit comporte une part autobiographique. Hôtel Z est son premier roman paru en 2010 et il eut un véritable succès dans son pays, mais aussi à l’étranger, ayant été traduit en une dizaine de langues.

Tout débute durant l’été 1991 : une jeune fille de 9 ans, son frère de 16 ans, ainsi que leur voisine de 15 ans quittent la ville de Vukovar pour les vacances d’été. Le séjour se prolonge et les enfants sont bientôt rejoints par leur mère et sont obligés de partir vers Zagreb. Ils finissent par être logés dans l’hôtel Zagorje (une ancienne école de formation des cadres du PC) dans une chambre de 9m² comme d’autres réfugiés. L’exil temporaire s’éternise et la nouvelle vie sans le père se met en place. L’intégration n’est guère aisée, entre les paysans et la promiscuité des autres réfugiés :

Les cafards sont arrivés ici avant nous, selon toute probabilité, ils vont y rester encore longtemps ou carrément ad vitam aeternam. Ils n’ont besoin de rien pour survivre, et nous non plus, apparemment.

C’est la jeune fille qui est la narratrice et cela est très réussi : on sent à travers le fil de l’histoire son évolution, et le récit au caractère plus enfantin laisse peu à peu la place à une tonalité plus adulte vers la fin de l’ouvrage. Le style est désarmant, l’innocence de la jeune fille contrebalançant les difficultés du quotidien et l’absence du père… même si sa souffrance est également perceptible :

A l’approche de Noël, en caté, on a eu un devoir à faire à la maison. Une rédaction sur le thème « Mon Noël ». Les meilleurs devoirs seraient lus à la kermesse du collège. Je croyais très fort au bon Dieu, et en plus, les rédactions étaient mon exercice préféré. (…) J’ai fait de mon mieux pour écrire la meilleure rédaction, parce que je souhaitais de tout mon cœur lire à la kermesse, je savais que ça ferait sortir maman de sa chambre, et peut-être même que pour une fois, elle s’habillerait en bleu marine et pas en noir. (…) Pour l’essentiel, ça évoquait : une petite branche de pin qui pendouille tristement, papa qui n’est pas là, les habits noirs de maman, mon frère qui n’a pas de quoi s’offrir un Coca, mon seul désir – rentrer chez moi…

On a fait les formalités d’inscription, on a passé l’entretien avec la directrice, il n’y aurait aucun problème, d’autant que j’avais priorité pour m’inscrire à l’internat parce que je n’avais pas de papa. Parce que j’étais une personne déplacée. Parce que je n’avais pas de maison. Parce que j’étais de Vukovar. Qui pouvait faire mieux ?

Même si les difficultés furent légion, l’enfance et l’adolescence de la narratrice ne sont pas escamotées par l’arrière-plan : elle reste une fillette, une ado avec ses sorties, ses premiers émois amoureux, ses premières cuites et les cours séchés au lycée. On en vient presque à oublier sa condition puis, tout à coup, au détour d’une phrase, d’un commentaire, la réalité nous frappe de nouveau au visage.

Enfin, si le père est absent, mais d’une certaine façon omniprésent, c’est surtout vers la fin du livre que la narratrice l’évoque directement, avec une vraie tendresse… mais toujours, et jusqu’à la fin du récit, la guerre et sa violence reviennent :

Je cherche papa des yeux, nos regards se croisent, il me dit : « Perka, viens par ici ! » (…) Déclic de l’appareil, et me voilà pour toujours devant lui, avec sa main qui me protège, je regarde insolemment la femme derrière le polaroïd, personne ne peut me faire de mal. Bientôt la photographie sort de l’appareil et migre à côté du téléphone, sur le guéridon de l’entrée. Un peu plus tard, on la met sous verre. Elle reste là jusqu’au moment où un tchetnik entre dans la maison après avoir égorgé pépé et dit : « Z’allez me trouver tous les autres qu’y a sur cette photo. Doivent tous finir comme le vieux ».

Il y aurait de nombreux autres extraits à partager ; en finalement peu de pages, beaucoup de choses sont dites, et bien dites. Un très beau texte que je vous conseille également de découvrir en :

X l’achetant chez votre libraire ou bouquiniste

X l’empruntant dans votre bibliothèque

x lisant autre chose

Réf.: Hôtel Z de Ivana Bodrožić, traduit du croate par Christine Chalhoub. Actes Sud, 2012, 224 pages.

Ce livre a été lu dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.

 

12 réflexions sur “Ivana Bodrožić – Hôtel Z

  1. Goran 7 mars 2018 / 16:33

    Pour ce mois de mars, j’espérais trouver une critique sur un roman Croate. Je suis par conséquent très content de lire ton article. Je connais d’ailleurs ce livre et je pensais le lire prochainement et tu confirmes que je dois le faire.

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    • Patrice 7 mars 2018 / 21:28

      J’ai pensé à toi en l’écrivant. Je serais curieux d’avoir ton avis (et je me demande déjà ce que tu vas publier en fin de semaine :-))

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      • Goran 8 mars 2018 / 08:14

        Surprise surprise 🙂

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  2. Goran 8 mars 2018 / 08:23

    Au fait la photo n’a t-elle pas été prise en Croatie ? Il me semble reconnaître le drapeau au fond à gauche…

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    • Patrice 10 mars 2018 / 13:49

      J’aimerais bien, Goran, mais c’est un peu moins exotique que ça. En fait, elle vient de notre ville aux Pays-Bas. Et d’ailleurs, on a bien discuté de cette photo car je trouvais qu’elle ne reflétait pas l’ambiance du livre ou plutôt de l’hôtel 🙂

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      • Goran 10 mars 2018 / 15:07

        Et bien avec l’architecture du lieu ça aurait pu 🙂

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  3. luocine 8 mars 2018 / 09:30

    une bonne idée que cette découverte, la guerre dans l’ex Yougoslavie est derrière nous et on se dépêche de l’oublier, les romans sont là pour nous rappeler les ruines qu’elle a laissées derrière elle.

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    • Patrice 10 mars 2018 / 13:49

      Merci, c’est exactement ce que je me suis dit en le lisant. C’est fait de façon subtile dans ce livre, et je t’en conseille vivement la lecture !

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  4. Claudine Frey 12 mars 2018 / 18:45

    Un livre qui donne des frissons ! Et quel choc avec le dernier extrait, l’histoire de la photo et du grand père égorgé !
    Avez-vous dressé une liste des autres participants pour que l’on puisse aller les lire?

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    • Patrice 16 mars 2018 / 15:37

      Bonjour Claudine, merci pour ce commentaire. Nous allons faire en effet un récapitulatif de toutes les contributions qui ont été rédigées, ce sera l’occasion de découvrir de très bons titres, ce qui l’objectif principal de ce mois.

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