Francesca Melandri – Eva dort

MelandriDe retour en Italie après un séjour à l’étranger, Eva reçoit un appel de Vito, qui vit ses derniers jours et souhaiterait revoir la jeune femme une dernière fois. C’est le début d’un long voyage pour Eva, la menant en train de son Tyrol natal jusqu’en Calabre, pendant lequel est évoquée l’histoire de sa famille mais aussi celle du territoire du Haut-Adige, passé en 1919 de l’Empire austro-hongrois à l’Italie. C’est le cadre du livre Eva dort de Francesca Melandri.

Avant de rentrer plus en avant dans les détails du récit en lui-même, j’aimerais vous donner quelques indications sur l’arrière-plan historique du roman. En 1919, à l’occasion des traités d’après-guerre, le Tyrol du Sud passe de l’Autriche à l’Italie. Cette région à majorité germanophone, que l’on appelle désormais le Haut-Adige, est ensuite soumise à une politique d’assimilation ; Mussolini y favorise dès 1922 la venue d’Italiens en provenance d’autres régions et impose l’italien en public. C’est le début de conflits qui vont enflammer la région pendant plusieurs dizaines d’années.

Dans ce premier roman très réussi, Francesca Melandri mêle la petite et la grande Histoire. Le grand-père d’Eva, Hermann Huber, fait partie de la population allemande. Entre assimilation forcée et exil, il choisit l’exil (d’autant plus qu’Hitler leur propose de rejoindre le Reich) et en vient même en martyriser ses compatriotes qui ne veulent pas quitter la région. Une autre guerre passe… et la famille de Hermann revient après la guerre au Tyrol du Sud dans des conditions pour le moins difficiles, qui dureront pendant plusieurs années. Le frère de Gerda a lui-même du mal à trouver du travail malgré la pénurie de main d’œuvre de l’après-guerre :

Quand ils étaient partis, les Optants avaient renoncé à la nationalité italienne, et maintenant les Rücksiedler se retrouvaient apatrides. Sans papiers, sans travail, sans respect, les premiers temps furent difficiles pour les Huber…

Les années 60 sont marquées par les attentats commis par la minorité allemande, sévèrement réprimés par le gouvernement italien (torture). Un parti indépendantiste du Tyrol, conduit par Silvius Magnago, voit le jour ; refusant le recours à la violence, il cherchera un accord avec le gouvernement italien, qui sera effectif et apaisera la situation. Il est d’ailleurs très intéressant de suivre ces discussions, la situation politique italienne des années 60 avec le poids de la démocratie chrétienne et du parti communiste. On retrouve des figures connues du grand public, comme Aldo Moro, Premier Ministre, assassiné en 1978.

Revenons si vous le voulez bien à Gerda. Séduite par un fils de famille qui décida de fuir ses responsabilités, elle mit au monde la petite Eva. Travaillant dans un hôtel, gagnant des responsabilités à force de travail, elle est néanmoins rejetée par sa famille et éprouve les pires difficultés à trouver quelqu’un pour garder sa fille. La difficulté des « mères célibataires » est patente dans une société restée traditionnelle.

Le thème de l’identité et des fractures est donc un fil rouge dans ce livre. Non reconnue par son père, évoluant dans une famille fragmentée, voici comment Eva répond lorsqu’on lui demande si elle est italienne ou allemande :

Mon passeport est italien, ma langue c’est l’allemand, ma terre, c’est la partie sud du Tyrol dont les autres parties, le Tyrol du Nord et de l’Est, sont pourtant en Autriche. Nous l’appelons Tyrol du Sud, mais en italien on dit Haut-Adige, puisque la différence dépend toujours du côté où on la regarde : d’en haut ou d’en bas.

On oscille ainsi entre souvenirs de famille (je vous laisse aussi découvrir qui est Vito) et  arrière-plan historique. Epoque révolue ? Oui, peut-être, mais si vous suivez l’actualité européenne de près, vous avez probablement lu que l’Autriche souhaite proposer aux ressortissants du Sud Tyrol un double passeport ; cette proposition n’est guère du goût du gouvernement italien. Une source de conflit se réveille entre les deux pays qui, ironie du sort, s’affichent volontiers ensemble sur la scène européenne du côté des eurosceptiques, mais qui réveillent des vieilles querelles…

Je vous propose de finir sur une note un peu plus légère (mais tout est relatif !). Un repas a eu lieu entre Aldo Moro et les représentants du Sud Tyrol conduits par Magnago dans l’hôtel restaurant où travaillait Gerda – si vous êtes adeptes des escalopes panées, voici une petite astuce pour agrémenter votre recette :

Les Wiener Schnitzel de Gerda avaient non seulement enchanté les membres des deux délégations (son secret : avant de fariner, de faire panner et frire dans une grande quantité de saindoux les fines tranches de veau, elle les avait fait mariner une demi-heure dans du jus de citron à la marjolaine), mais elles avaient provoqué une discussion d’ordre historique à deux pas de la table d’honneur.

Au final, non seulement pour les considérations culinaires, je vous incite vivement à découvrir ce livre en :

X l’achetant chez votre libraire

X l’empruntant dans votre bibliothèque

lisant plutôt autre chose

Eva dort, de Francesca Melandri, traduit de l’italien par Danièle Valin. Folio, 2013, 464 pages.

Cette lecture s’inscrit dans le cadre du défi littéraire de septembre de Madame lit, consacré à la littérature italienne, ainsi que du challenge Voisins Voisines 2018.

voisinsvoisines2_2018

13 réflexions sur “Francesca Melandri – Eva dort

  1. Madame lit 23 septembre 2018 / 15:14

    Je crois que j’aurais aimé plonger dans cet univers dans le cadre du mois italien… Titre noté pour le bilan! Au plaisir!

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    • Patrice 23 septembre 2018 / 19:25

      Oui, c’était une belle immersion que celle engendrée par ce livre. J’ai découvert un territoire et un pan d’histoire que je ne connaissais pas. A bientôt (pour le mois anglais peut-être :-))

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  2. dominiqueivredelivres 23 septembre 2018 / 15:36

    un très bon roman lu il y a quelques mois et dont je garde un souvenir très précis
    C’est vraiment un auteur à suivre, elle a sorti un roman récemment en Italie j’espère qu’il sera bientôt traduit

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    • Patrice 23 septembre 2018 / 19:26

      Je m’en réjouis aussi à l’avance. Heureux de voir que l’on a savouré ce livre de la même manière!

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  3. luocine 23 septembre 2018 / 17:34

    J’avais suivi les conseils de Dominique et j’avais adoré ce roman comme le suivant d’ailleurs.

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    • Patrice 23 septembre 2018 / 19:27

      J’avais laissé filer la recommandation de Dominique, heureux de voir que le livre t’a séduite également!

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  4. Diane 23 septembre 2018 / 19:44

    Superbe livre ! J’ai adoré.

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    • Patrice 23 septembre 2018 / 19:54

      Je vois beaucoup de lecteurs (ou lectrices) enthousiastes. Ça fait plaisir !

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  5. Valentyne 30 septembre 2018 / 19:46

    J’avais également beaucoup aimé, pour l’histoire insérée dans l’Histoire
    Un personnage très attachant cette Eva

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    • Patrice 1 octobre 2018 / 20:23

      Oui, et c’est un très beau livre, je suis bien d’accord avec toi.

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  6. Claudine Frey 1 octobre 2018 / 17:50

    J’ai déjà lu un roman sur celui-ci par l’exil et le difficile retour.

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