Théodora Dimova – Mères

Dimova

Aujourd’hui, c’est à mon tour d’intégrer ce mois thématique où nous souhaitons mettre les écrivains de l’Europe de l’Est à l’honneur. J’aurais bien aimé vous présenter un livre lumineux et optimiste, susceptible d’apporter un peu de soleil chez vous lors de ce dimanche pluvieux. Au lieu de ça, je vais vous conseiller d’acheter ce roman bulgare intitulé Mères, provenant de la plume de Théodora Dimova, qui décortique les origines de la violence à travers les destins d’un groupe d’adolescents.

(…) son père, Yordann, était dans l’incapacité absolue de comprendre que l’on ne puisse s’adonner à l’écriture de romans et de poèmes, pour lui, les gens qui ne s’occupaient pas de littérature n’étaient que des semi-humains, voire des non-humains.

Théodora Dimova est dramaturge et écrivaine. Pour ceux qui s’y connaissent dans la littérature bulgare, son nom pourrait leur évoquer un autre écrivain majeur de ce pays. En effet, elle est la fille de Dimiter Dimov, l’auteur de Tabac, un roman important sur l’ascension sociale d’un jeune Bulgare (que j’aimerais bien acheter et lire, mais il n’est disponible que d’occasion à 50 euros…).

Mais revenons à Théodora Dimova. Pour son deuxième roman Mères, elle a trouvé l’inspiration dans un fait divers survenu en 2004 dans un lycée bulgare. Fascinée, elle a tenté de comprendre à travers l’écriture d’où provient une violence soudaine, où sont ses racines, qui en est responsable. Chaque chapitre donne la voix à un des adolescents aux destin et antécédents familiaux divers. Chacun est d’une grande force également grâce à l’écriture haletante qui ne laisse pas le lecteur souffler : des phrases longues avec une abondance de virgules. En les lisant vite, on a l’impression de devoir trébucher d’un moment à l’autre, mais on reste abasourdi par cette force et insistance qui en émanent. Derrière les lignes, on décèle énormément d’empathie de la part de l’auteure envers ses jeunes à la fois fragiles et forts ; on dirait qu’elle les prend dans ses bras, leur enlève une bonne part de culpabilité.

On entendait l’écho des voix de Pavel et de leurs amis, dans l’entrée où Andreia laissait partir sa mère pour ses itinéraires nocturnes et incompréhensibles qu’elle empruntait depuis des années, rêvant de mourir, avec ses mouvements retardés par les médicaments, elle sortait, descendant lentement et avec concentration l’escalier, agrippée à la rampe ; elle s’arrêta sur le palier devant l’ascenseur, ouvrit la porte, mais elle n’avait pas la force de se glisser vite et prestement dans la cage, avant que l’énorme porte métallique ne la heurte et ne fasse ployer ses épaules, tandis qu’elle titubait, et Andreia, qui la regardait d’en haut, sentit son cœur se serrer de pitié pour sa mère, ses médicaments, ses promenades nocturnes, se serrer de pitié en voyant l’ascenseur la heurter, faire ployer ses épaules, tandis qu’elle titubait, se tournait vers elle d’un air contrit et lui disait du regard : excuse-moi, pardonne-moi d’être telle que je suis (…)

Le premier chapitre est frappant par les descriptions de l’état d’âme d’une mère dépressive et de sa fille qui en souffre douloureusement. Un autre parle d’une fille dont la mère est partie en Grèce pour subvenir aux besoins familiaux. Un intellectuel doit prendre une décision difficile concernant un prix financé par des milieux peu flatteurs. Un passage des plus forts décrit le désespoir d’un enfant de 8 mois laissé dans une crèche pour une semaine entière, ce qui était apparemment possible sous l’ère communiste…

Le premier souvenir qu’il avait de ce monde était celui d’abandon, de malheur et de solitude. Il avait à peine 8 mois lorsque sa mère le laissa dans une crèche à la semaine, alors qu’elle venait d’avoir dix-huit ans, une femme en blouse blanche l’avait pris dans ses bras, à cet âge il reconnaissait les gens surtout à leur odeur, la femme en blanc sentait la cuisine et la sueur, mélange poisseux et insupportable, sa mère était restée un court instant avec eux, elle-même encore une enfant (…)

D’autres histoires s’enchaînent sans répit et, petit à petit, en ressort un tableau de la Bulgarie, la pauvreté ou les nouveaux riches, l’alcool, le cercle vicieux des liens familiaux brisés, le poids et les blessures du passé, l’histoire du pays… Et au-dessus de tout ça, Yavora, un personnage énigmatique, une icone, un modèle. On sent la tragédie s’approcher, tous les destins vont se croiser à un moment…

Ne vous méprenez pas. Le roman n’est pas un enchaînement de faits violents, son but primordial, à mon avis, n’est pas de choquer, d’indigner le lecteur bien installé dans son fauteuil. C’est une lecture qui marque, tente de répondre à la question « pourquoi » et laisse beaucoup réfléchir, notamment sur la jeunesse issues des milieux compliqués, sur la prédetermination, sur la bombe à retardement qu’est la condition de certains jeunes, quel que soit le pays.

Je vous en conseille la lecture sans hésiter.

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Mères, de Théodora Dimova. Traduit du bulgare par Marie Vrinat. Editions des Syrtes (Collection Syrtes Poche), 2019, 203 pages.

Ce livre a été lu dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran, et soutient l’idée de Passage à l’Est de mettre les femmes – écrivaines de l’Europe de l’Est à l’honneur.

23 réflexions sur “Théodora Dimova – Mères

  1. Laigneau claude 10 mars 2019 / 16:25

    J ai beaucoup aimé ce livre et d ailleurs tous ses écrits. J ai également fait des billets sur mon blog.
    Je suis moi aussi confrontée aux livres exagérément chers sur internet. C est honteux… claude

    Aimé par 1 personne

    • Eva 10 mars 2019 / 16:33

      Je vais certainement lire un autre roman ! Pourrais-tu partager le lien vers ton blog ? J’aimerais bien lire tes billets 🙂

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  2. Passage à l'Est! 10 mars 2019 / 22:02

    J’espère le lire à mon tour un de ces jours. Les éditions des Syrtes semblent avoir un petit filon « les problèmes de l’adolescence vus par des écrivain.e.s ‘de l’Est' » (par exemple le livre de Tatiana Tibuleac – je me permets de mettre le lien vers ce que j’en avais écrit https://bit.ly/2J3uXD6) que je trouve intéressant, entre autres parce que ça montre une autre facette de la littérature ‘de l’Est’, moins cantonnée à l’héritage de la période communiste.

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    • Eva 11 mars 2019 / 10:45

      J’ai justement noté le livre de Tibuleac il y a quelques jours car je l’ai trouvé chez les Éditions des Syrtes. Ils ont aussi édité le livre de Sandra Kalniete dont Patrice a parlé, il vient de sortir en poche.
      Je vais lire ton billet, merci 🙂 et je suis curieuse de lire ton avis sur Dimova.

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      • Eva 11 mars 2019 / 11:17

        Encore que, édité dans les années 60 et pas réédité depuis, il ne sera peut-être même pas trop disponible dans les bibliothèques. À voir !

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  3. Ingannmic 12 mars 2019 / 08:36

    C’est fou, je viens ici déposer le lien de mon dernier billet « de l’Est », et je tombe sur une chronique à propos du roman que je suis en train de lire, complètement par hasard : en virée hier chez Gibert avec une liste de titres en tête, je suis tombée sur cet ouvrage mis en évidence sur un étal… et comme j’avais un trajet en train prévu en fin d’après-midi et que lors du trajet aller, j’avais terminé le Krasnahorkai que ‘javais en cours, je l’ai pris en me disant que ça rajouterai une lecture à ma participation à votre activité… du coup, je lirai ta chronique quand je l’aurai fini (sans doute demain) mais j’aime beaucoup pour l’instant !
    Bon, mon billet du jour (je le mets ici pour alterner avec le blog de Goran), un « classique » cette fois : https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2019/03/tarass-boulba-nicolas-gogol.html

    Bonne journée !

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    • Eva 12 mars 2019 / 17:42

      J’ai hâte de lire ton avis ! C’est un très bon livre et l’histoire commence bien fort avec la fille et sa mère dépressive, n’est-ce pas ? Bonne lecture 🙂

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  4. Sacha 22 avril 2023 / 12:58

    Après Les dévastés, ce roman-ci s’annonce exceptionnel également. Théodora Dimova sait visiblement aborder les sujets les plus douloureux avec humanité et un talent fou. Mères sera doute ma 2e lecture bulgare !

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