Vassili Peskov – Ermites dans la taïga

PeskovNous inaugurons aujourd’hui le mois de l’Europe de l’Est 2020, consacré à la littérature d’Europe Centrale et Orientale, par un véritable cadeau pour nos lectrices et lecteurs ! Vassili Peskov nous fait découvrir dans Ermites dans la taïga l’incroyable épopée d’une famille russe, les Lykov. « Le fond de l’histoire était que dans les montagnes du Khakaze, sur le versant nord, impénétrable, du Saïan ocidental, des géologues avaient découvert des hommes qui vivaient depuis plus de quarante ans totalement coupés du monde. » Comment en sont-ils venus à vivre ainsi ? En quoi consistait leur vie ? Comment se nourrissaient-ils ? Autant de questions auxquelles le livre de Peskov nous donne des réponses.

Vassili Peskov était un journaliste russe pour la revue Komsomolska Pravda, ainsi qu’un présentateur d’un émission de télévision consacrée aux animaux. Prévenu de la découverte par hazard de la famille Lykov en 1978, il se rend sur place à partir de 1982. C’est le début de nombreux séjours dans la forêt, qu’il relatera dans le journal, mais aussi dans ce livre, qui eut un très grand succès. C’est également le début d’une véritable amitié, notamment avec Agafia, la dernière survivante de la famille qui vit encore aujourd’hui dans la forêt sibérienne.

Revenons tout d’abord sur les raisons qui ont poussé la famille à s’isoler. A l’origine, un schisme est né, dû à la révision de la liturgie en Russie au 17ème siècle. Une partie de ce qu’on appellera désormais les « Vieux Croyants » ira se réfugier dans des villages pour continuer à exercer leur culte. C’est le cas des ancêtres des Lykov. Plus récemment, durant les années 30, la famille finira par quitter son village avant de s’exiler définitivement en 1945 dans la forêt, sans contact humain extérieur jusqu’en 1978, date de la découverte fortuite par des géologues survolant la région en hélicoptère.

On fait donc ainsi connaissance avec le patriarche, Karp Lykov, un chef né qui dirige la famille. Son épouse est décédée en 1961, des suites d’une disette provoquée par un hiver très rigoureux. Le personnage central du récit est Agafia, la fille cadette des Lykov, née en 1945. Trois des cinq enfants, une fille et deux fils, sont morts entre 1978 et 1982.

L’une des choses qui marque profondément le lecteur est l’importance de la foi, une « foi frénétique », comme la décrira Peskov, qui leur permet de supporter toutes ces conditions (mais qui est aussi à l’origine de cette vie de privations). Agafia prie 4 à 5 heures par jour et remet son destin à Dieu.

Les conditions étaient extrêmement difficiles dans cette partie du pays où la neige et le froid prédominent, où la belle saison ne durent que quelques mois :

On connaît la suite, près de quarante ans de lutte contre la nature, pour la survie. Des années de famine, dira Agafia. « Nous mangions des feuilles de sorbier et des pommes de terre, des racines, de l’herbe, des écorces d’arbre. La disette tout le temps. Chaque année nous tenions conseil pour savoir s’il fallait manger les réserves ou les garder pour la semence.

Les Lykov ont accepté la venue des hommes ; ils avaient besoin de ce contact. Il ont bénéficié des cadeaux : des biens de première nécessité dont ils avaient cruellement besoin, même s’ils ne voulaient accepter le pain, la viande, le poisson, le sucre…, tout aliment « de ce siècle » pour des raisons religieuses. L’auteur décrit les détails de leur vie quotidienne : cultiver son jardin (les pommes de terre sont une denrée de base), faire du feu, raccommoder des habits (l’aiguille est un véritable trésor), confectionner des sabots ou de la vaisselle à partir d’écorce de bouleau, mais aussi des aspects moins évidents comme consigner le temps (à noter que les années étaient comptées selon le calendrier byzantin d’avant Pierre le Grand) :

Le décompte du temps par les dates, les semaines, les mois et les années constituait pourtant, pour les Lykov, une tâche majeure et vitale. Se perdre dans le temps, et ils en étaient conscients, c’était détruire l’organisation de la vie avec ses fêtes, ses prières, ses jeûnes, ses jours gras, l’anniversaire des saints, le calcul des années vécues.

Vassili Peskov fait preuve d’une grande bienveillance, empathie envers la famille, il se met en retrait pour nous offrir de si beaux portraits. Une histoire d’amitié se développe. Il en sera de même avec l’un des géologues, Erofei, qui n’hésitera pas à renoncer à un avancement pour rester près des Lykov et les aider ; un hiver, c’est lui qui arrivera juste à temps pour sauver la famille, presque gelée dans son isba. Les russes auront l’occasion de suivre les récits sur la famille et des dons s’organiseront pour les aider.

Le personnage central d’Agafia est très attachant. Elle est d’une grande curiosité, possède un vrai sens de l’humour. A l’instar des autres membres de la famille, c’est une force de la nature, comme l’atteste cet extrait, où elle fera plus de 30 allers-retours (20 km au total à chaque fois) à pied dans la forêt de leur ancienne à leur nouvelle isba :

Trente-trois fois durant l’hiver, laissant son père, Agafia a fait l’aller et retour. En les enveloppant de linge pour les protéger du gel, elle a transporté quarante seaux de pommes de terre pour les semences, trois sacs de pain séché plus la farine, le gruau, les graines de cèdre, la vaisselle, les bougies, les livres, les vêtements et les couvertures.

N’ayant pas reçu la bénédiction de son père pour quitter la forêt et retourner parmi la civilisation, elle y restera seule, mais entreprendra plusieurs voyages (en train, en hélicoptère, en avion !) pour rendre visite à des membres de sa famille.

A noter qu’une suite de ce livre, parue en 2009, existe dans la même collection. Elle s’intitule « Des nouvelles d’Agafia ».

Au final, je vous conseille sans hésiter la lecture de ce très beau livre ! D’autres avis dans la blogosphère vont dans le même sens, notamment celui d’Agnès de Mon biblioblog.

x L’acheter chez votre libraire (et de l’offrir)

L’emprunter dans votre bibliothèque

Lire autre chose

Ermites dans la taïga, de Vassili Peskov, traduit du russe par Yves Gauthier. Actes Sud, Babel, 1995. 304 pages.

Ce livre a été lu dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.

31 réflexions sur “Vassili Peskov – Ermites dans la taïga

  1. Goran 1 mars 2020 / 08:44

    Superbe début du mois de mars. Merci beaucoup Patrice.

    J’aime

  2. lilly 1 mars 2020 / 11:05

    Premier billet, premier livre noté. Ca me fait penser à « L’étrangère aux yeux bleus ».

    J’aime

    • Patrice 3 mars 2020 / 20:57

      Je ne connaissais pas ce titre, c’est une excellente suggestion de lecture, merci !

      J’aime

  3. Agnès 1 mars 2020 / 11:05

    Merci pour le lien. Ca fait un bout de temps que je l’ai lu mais c’est un ouvrage qui m’a marquée.

    J’aime

    • Patrice 3 mars 2020 / 20:58

      Je partage complètement ton avis, c’est un avis qui marque. Je sais que je peux toujours trouver de bons titres sur ton blog 🙂

      J’aime

  4. Eve-Yeshé 1 mars 2020 / 16:18

    tu commences fort!!!
    je note bien sûr car je ne connaissais pas l’auteur 🙂

    J’aime

    • Patrice 3 mars 2020 / 20:58

      Merci ! Cela fait partie des titres que je recommande chaudement.

      Aimé par 1 personne

  5. Passage à l'Est! 1 mars 2020 / 17:04

    Eve-Yeshé a commenté exactement comme je voulais le faire: tu commences fort! D’où vient la photo de couverture?

    J’aime

    • Patrice 3 mars 2020 / 21:02

      Merci beaucoup ! Je suis content de ce cru 2020, j’ai fait de très bonnes découvertes. Tu croiseras
      d’ailleurs des titres que tu as mentionnés dans tes billets. Je n’ai pas le livre sous la main, mais c’est une photo d’Agafia et de son père qui a dû être photographiée quelques années après « la rencontre ».

      J’aime

    • Patrice 3 mars 2020 / 21:03

      J’étais sûr que quelqu’un chroniquerait Tokarczuk, félicitations à toi, je m’en vais de ce pas lire ton billet !

      J’aime

  6. Valentyne 2 mars 2020 / 12:40

    Merci pour la découverte 🙂
    Je le note pour plus tard … envie de plus de légèreté en ce moment

    Et merci aussi pour l’organisation de ce mois de l’Est 🙂

    J’aime

    • Patrice 3 mars 2020 / 21:05

      Merci pour le gentil message, et merci à toi de faire partie une nouvelle fois de l’aventure 🙂

      J’aime

  7. Pomme 2 mars 2020 / 17:21

    Pour moi, ce livre est une pépite, un coup de cœur.

    Lors d’une expédition en Sibérie, en 1978, des géologues découvrent l’existence d’une famille de vieux-croyants (les Lykov) . Ils vivaient depuis 40 ans, coupés du monde, dans la Taïga sibérienne.
    En fait les vieux-croyants sont des orthodoxes qui ont refusé les réformes religieuses du Tsar Pierre 1er en 1653. Il y eut des massacres et les rescapés allèrent se réfugier dans les terres inhospitalières de Sibérie. Ils immobilisèrent leur foi, les mœurs, les habitudes et le langage.

    Le journaliste Vassili Peskov a rencontré la famille Lykov en 1982, et a raconté leur histoire et leur lente ouverture au monde, son forme de feuilleton dans la presse écrite, avant d’en faire un livre.

    Une aventure humaine incroyable …
    A découvrir absolument !

    et pour vous mettre l’eau à la bouche … qlq citations :

    Quand j’ai demandé à Karp Ossipovitch quelle avait été la plus grande des difficultés de son existence dans la Taïga, il m’a dit :
     » Vivre sans sel. Une souffrance en vérité!  »

    Agafia :
    Vivre dans le monde est impur, vivre dans le monde nous est interdit.
    « Cela nous est défendu ! »

    Le jardin donnait de la pomme de terre, du navet, de l’oignon, des pois, du chanvre et du seigle. Les graines provenaient de l’ancien domaine aujourd’hui avalé par la taïga, apportées quarante-six ans auparavant comme des pierres précieuses avec la même précaution que le fer et les livres religieux. Jamais aucune culture en ce demi-siècle ne les a lâchés par dégénérescence, chacune leur donnant nourriture et semence.

    Une abonnée qui vous remercie pour vos chroniques
    Cordialement
    PommeBleu

    Aimé par 1 personne

    • Patrice 3 mars 2020 / 21:08

      Merci pour ton avis et ta fidélité! Je suis complètement d’accord avec toi, ton commentaire et les extraits choisis achèveront de convaincre les lecteurs de ce blog d’acheter ce livre. Encore merci et à bientôt !

      J’aime

    • Patrice 3 mars 2020 / 21:13

      Oui, c’est vraiment un livre qui m’a beaucoup plu et il me tenait à coeur de débuter le mois de l’Europe de l’Est avec lui. Un grand merci pour la contribution que je vais m’empresser d’aller lire !

      J’aime

    • Patrice 15 mars 2020 / 16:54

      Quelle bonne surprise, je vais voir de ce pas ce que tu en dis 🙂

      J’aime

  8. keisha41 19 novembre 2020 / 09:14

    Voilà ce billet sur un livre incontournable!Agnès a aussi lu la suite. Bon, j’ai ajouté des liens à mon billet.
    Une belle surprise pour moi, pourtant j’en avais entendu parler bien avant.
    Sinon, pour l’Europe de l’est, la Russie c’est dedans? Je viens de terminer des nouvelles serbes et des russes m’attendent, alors je pourrais participer? Même si je lis peu dans cette région, en fait

    J’aime

  9. Marion 3 novembre 2022 / 18:11

    Je n’ai en revanche pas lu la suite, alors qu’Agafia a été un des membres les plus attachants de cette famille. L’as-tu lu ?

    Aimé par 1 personne

    • Patrice 3 novembre 2022 / 20:23

      Et non, car j’ai lu à deux reprises que la suite était moins intéressante. J’ai voulu rester sur une excellente impression 🙂

      J’aime

  10. Naterres 22 février 2023 / 07:40

    Pourquoi on ne les a pas laissés tranquilles ? Pourquoi se mêler de leur vie ? Et maintenant cette prédation culturelle…

    J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.