
Si la littérature tchèque a ses classiques, parmi lesquels Karel Capek, Milan Kundera, Jaroslav Hasek, Jaroslav Seifert ou encore Bohumil Hrabal, il est heureux de voir émerger une jeune génération d’écrivaines et d’écrivains prometteurs. Parmi eux figure Marek Šindelka, né en 1984, double lauréat du prestigieux prix littéraire Magnesia Litera dans son pays, notamment pour son dernier roman traduit en français, La fatigue du matériau. Un livre fort qui s’inscrit dans l’actualité de son époque en traitant du thème des migrants.
« Un sac à dos atterrit dans la neige, suivi d’un garçon. » Voici la première phrase du livre, une phrase énonciatrice du message du livre : le sac passe avant le garçon, lequel n’est pas le sujet de l’action ni plus largement l’acteur de sa vie. Ce garçon, nous ne saurons jamais son nom. Il est retenu dans un centre pour migrants dont il s’enfuit pour aller plus au nord à la rencontre de son frère avec lequel il a fait la traversée pour rejoindre l’Europe :
Jamais de sa vie il n’avait vu autant de clôtures. Autant de fil de fer. Quand on l’avait arrêté, une femme lui avait écrit un numéro sur le bras avec un gros feutre. C’était par ce numéro que les gardiens s’adressaient à lui. Ici, personne n’arrivait à prononcer son nom, donc on le lui avait entièrement retiré. Il s’était retrouvé dans un endroit qu’on appelait un centre de rétention. Comme il l’avait découvert, un centre de rétention ne se distingue en rien d’une prison. Peut-être uniquement en ceci que, en prison, la majorité des gens savent pourquoi ils sont enfermés. Tous les bâtiments étaient surpeuplés. Les deux premiers mois, il avait dormi dans une cabane en tôle.
L’essentiel du roman retrace le parcours du « garçon » après sa fuite ; il alterne avec un second fil narratif dont son frère, Amir, est le personnage principal. Les deux récits se succèdent, mais ne se déroulent pas de façon simultanée. Amir est la seule personne dont nous apprendrons le prénom pendant tout le livre. Plus âgé que son frère, son histoire ne se déroule pas qu’au présent. Grâce à lui, on apprend ainsi comment les passeurs cachent les migrants dans les véhicules, les raisons qui ont poussé ces jeunes hommes à quitter leur pays, ou encore le rêve commun à chacun des migrants :
Plusieurs centaines d’individus se pressaient devant la carte de l’Europe, situées dans la galerie. Certains restaient assis sur des bancs en pierre, d’autres dormaient sur le plancher. De temps à autre, quelqu’un se levait, s’avançait vers la carte et, d’un oeil encore ensommeillé, l’examinait longtemps en silence. Certains la touchaient, d’autres mesuraient une distance inutile entre des fragments d’Etats, séparés par des couleurs. Ils s’attardaient un peu, puis regagnaient leur place. Au bout d’un moment, quelqu’un d’autre arrivait. Comme s’il fallait sans cesse contrôler le continent. Veiller sur les réseaux de toutes les routes qui reliaient les milliers de points de villes inconnues.
Certaines villes disparaissaient peu à peu. Paris disparut. Puis disparurent Berlin et Stockholm. Des Etats entiers disparaissaient. L’Europe pâlissait peu à peu, tandis que la touchait la pulpe de milliers de doigts souillé par la vaseline, imprégnés d’une odeur métallique d’entrailles de bateaux ; sous certains ongles, la crasse d’autres continents encore, des restes salés de la mer. Des doigts couverts de cicatrices et sans dessin. Des doigts sans pulpe. Des empreintes rongées par l’acide, découpées, brûlées au briquet. La peur ordinaire d’être enregistré et interné de force. Des Etats entiers disparaissaient sous le toucher de pansements et de bandages. Dans cette fièvre, de pitoyables mains infectées multipliaient le néant.
L’une des grandes forces du roman réside dans l’ambiance restituée par l’auteur. Le garçon s’échappe du centre durant la nuit, et l’obscurité l’accompagnera dans une grande partie de sa fuite. Il se heurte à des conditions climatiques difficiles, obligé d’évoluer dans un paysage enneigé et gelé qui freine sa progression. Pendant un certain temps, il est même traqué par des habitants dont il s’est rapproché trop près des habitatations. Le vocabulaire du corps est omniprésent : il s’agit pour lui tout simplement d’un combat pour la vie, au présent, à l’instant présent. Il a faim, il a froid. Ce corps est la seule chose qui lui appartient, mais c’est un corps en souffrance ; à un moment, même ses mains lui deviennent étrangères. Il y a peu de repères dans le texte, qu’ils soient temporels ou spatiaux, peu de choses auxquels se rattacher. Le récit autour d’Amir est différent puisqu’il est moins centré sur lui, mais par son évocation de la guerre dans le pays natal, les immeubles soufflés, il suffit à lui-seul de justifier le choix de rejoindre l’Europe.
Quid des Européens dans ce contexte ? Il sont finalement peu évoqués et quand c’est le cas, ce n’est pas de manière flatteuse : dans le récit d’Amir, on en rencontre deux qui viennent sentir l’odeur du sang dans des pays en guerre ; dans celui du garçon (mais est-il vraiment en Europe ?), qui se retrouve à errer dans des bâtiments abandonnés ou au sein d’une usine entièrement automatisée, c’est l’absence d’humanité qui se fait cruellement sentir.
A la lecture de certains livres, on se dit que l’auteur met un nom sur des souffrances, sur une réalité. Ici, il n’y a guère de noms. Les migrants restent anonymes, et peu de destins sont évoqués. Pour autant, la force du récit est réelle et comme le souligne la quatrième de couverture, ce livre constitue indéniablement « un puissant remède contre la déshumanisation. »
Il me reste ici à remercier les Editions Syrtes pour avoir publié français ce roman tchèque contemporain. J’espère vivement que nous aurons prochainement la chance de lire d’autres auteur(e)s lauréat(e)s du prix Magnesia Litera. Citons par exemple Disparaître de Petra Soukupová (dont la prose moderne décrit à merveille les sentiments des personnages), L’expulsion de Gerta Schnirch de Kateřina Tučková (titre auquel Passage à l’Est avait consacré un billet très intéressant suivi d’un entretien avec l’auteure), ou encore Le sang du poisson, de Jiří Hájíček.
Je vous conseille vivement :
X d’acheter ce livre chez votre libraire
ou de l’emprunter dans votre bibliothèque
lire autre chose
La fatigue du matériau, de Marek Šindelka, traduit du tchèque par Christine Laferrière. Editions des Syrtes, 2020, 225 pages.

Ce livre a été lu dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.
Un thème qui me parle!!!
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… et admirablement traité dans ce livre !
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je crois que e vais m’arrêter à ton billet, sans aller jusqu’à lire ce livre. Parfois je n’ai pas le courage d e ire tout ce que je devrai lire , fermer les yeux sur cette réalité n’est certainement pas la solution.
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C’est un livre qui n’avait pas forcément retenu mon attention au premier abord, mais que je suis heureux d’avoir lu en tout cas.
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J’apprécie beaucoup cette chronique et je trouve les extraits vraiment très bien écrits, un style puissant et évocateur.
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Merci à toi, ce livre restera dans mes lectures les plus fortes de 2021.
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ta chronique me donne envie de tenter cette lecture… Je note pour le challenge de 2022 🙂
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Je serais heureux de faire des émules car ce livre le mérite.
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Eh bien, ce roman semble particulièrement fort, et sûrement très sombre !
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Oui, mais le plus important, c’est qu’il laisse une vraie trace.
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J’avais aussi remarqué ce livre chez passage à l’est, je m’en souviens encore assez bien…
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Je pense qu’il te plairait.
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Tiens, le hasard a voulu que je le feuillette hier, lors d’un passage en librairie… si j’avais su, je l’aurais embarqué (mais disons que mon cabas était déjà bien rempli). A retenir, en tous cas ! Et je réalise par ailleurs n’avoir lu qu’un seul (Kundera) des auteurs tchèques que tu cites comme classiques.. il en reste tant à lire..
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Cela ne m’étonne pas trop de lire que le cabas était déjà bien rempli :-). On voudrait mettre la littérature tchèque encore plus à l’honneur sur le blog, j’espère que ce seront de nouvelles tentations pour toi 🙂
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Les passages sont très beaux. L’incipit d’ailleurs aussi. Il me reste aussi beaucoup d’autrices et d’auteurs tchèques à découvrir. Merci pour cette suggestion!
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Avec plaisir, ce livre ci mérite vraiment d’être lu.
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La fatigue du matériau ? c’est le corps humain, donc, le corps du migrant qui est traité de « matériau ». ,
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Et oui, un corps en souffrance. Le terme peut choquer, mais ce livre réussit paradoxalement à donner un vrai message d’humanité.
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Ce roman est très fort ! J’ai été le souffle coupé tout le long de ma lecture…
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Même sentiment, une vraie réussite !
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Je suis d’accord avec toi que l’auteur a vraiment su créer (ou recréer) une ambiance à la fois très prenante et (me semble-t-il) authentique. Je me demande encore ce qu’il est arrivé au plus jeune frère, après la dernière page…
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