Patrick Süskind – La contrebasse

Après Mahler, Wagner ou Liszt, de célèbres compositeurs, tournons-nous aujourd’hui vers ceux qui servent d’intermédiaire entre le compositeur et le public, les musiciens. Parmi tous les membres d’un orchestre symphonique, Patrick Süskind a donné la parole à un contrebassiste et le laisse tenir un monologue sur quelques 90 pages. Ce plaisir de lecture, intitulé La contrebasse, est certainement légèrement dans l’ombre d’un autre titre bien plus connu de l’auteur, Le parfum. J’espère pouvoir réparer cette erreur aujourd’hui en participant au Printemps des artistes de La bouche à oreilles.

Posez la question à n’importe qui. N’importe quel musicien vous le dira : un orchestre peut toujours se passer de son chef, mais jamais de la contrebasse.

La contrebasse est en réalité une pièce de théâtre, écrite au début des années 80. Le personnage principal, en France interprété par (entre autres) Jacques Villeret ou Clovis Cornillac, est un contrebassiste de l’Orchestre National, la trentaine, qui accueille les lecteurs chez lui et, dans un monologue entrecoupé par de petites (ou grandes) gorgées de bière, parle de son instrument de musique qui l’accompagne un peu partout.

S’il y a une chose que ma basse ne supporte pas, c’est la pluie; quand il pleut, elle en prend un coup, ou plutôt elle prend du ventre, elle gonfle, elle n’aime pas ça du tout. C’est comme le froid, elle se rétracte. Alors, vous en avez pour deux bonnes heures à la réchauffer, avant de pouvoir jouer. Avant, quand j’étais encore dans l’orchestre de chambre, on jouait un jour sur deux en province, dans je ne sais quels châteaux ou quelles églises, dans des festivals d’hiver… Vous n’imagineriez pas tout ce qui peut exister dans le genre. En tout cas, il fallait à chaque fois que je parte des heures à l’avance, tout seul dans ma « volks », pour réchauffer ma basse, dans des petits hôtels sinistres; ou dans des sacristies, près de la chaudière; comme une vieille malade. Ah, ça crée des liens. Ca favorise l’amour, c’est moi qui vous le dis. Une fois, en décembre 1974, on est restés coincés dans une tempête de neige, entre Ettal et Oberau. Deux heures, on a attendu d’être dépannés. Et je lui ai cédé mon manteau. Je l’ai réchauffé en la prenant contre moi. Au moment du concert, elle était effectivement réchauffée, et moi je couvais déjà une grippe épouvantable.

Le musicien parle de la contrebasse tantôt tendrement, tantôt avec rancœur. Il évoque l’histoire et les différents compositeurs tels que Mozart, Schubert, Wagner, Brahms avec une franchise rafraîchissante, loin des manuels scolaires. Il mentionne de nombreuses œuvres classiques, ce qui réjouira les connaisseurs et donnera envie d’écouter quelques morceaux.

Il aurait été beaucoup plus important (…) d’avoir la psychanalyse il y a cent ou cent cinquante ans. Cela nous aurait par exemple épargné un certain nombre de choses de Wagner.

Avec la bière, sa parole se libère, notre jeune musicien s’enflamme et fait part de sa frustration de ne pas être apprécié à sa juste valeur, de ne pas être remarqué par une jeune et belle soprano qu’il aime secrètement, de ses petites jalousies quant à la hiérarchie d’un orchestre…

Après nous, il y a juste encore le percussionniste avec ses timbales; mais ce n’est que théorique, parce que lui est seul et en hauteur, si bien que tout le monde le voit. Quand il intervient, ça s’entend jusqu’aux derniers rangs et chacun se dit : tiens, les timbales. Quand c’est à moi, personne ne dit : tiens, la contrebasse ; parce que, n’est-ce pas, je me perds dans la masse.

Patrick Süskind a écrit un livre enchanteur : notre musicien traverse des moments philosophiques, exprime ses réflexions sur certains compositeurs (Mozart ou Wagner ne s’en sortent pas très bien !), mais n’évite pas des questions pratiques. On ressent sa passion, son désespoir, ses frustrations… La psychologie du personnage est au point !

C’est un livre à lire, à déguster accompagné d’un gramophone ou à offrir, que vous ayez des oreilles musicales ou pas. Après avoir refermé le livre, une chose est sûre : je ne regarderai plus les contrebassistes de la même façon qu’avant.

achetez ce livre chez votre libraire

emprunter ce livre dans votre bibliothèque

lisez autre chose

La contrebasse, de Patrick Süskind, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary. Livre de poche, 1992, 92 pages.

20 réflexions sur “Patrick Süskind – La contrebasse

    • Eva 31 Mai 2022 / 13:02

      Merci Madame lit. C’est une bonne idée de lecture pour une soirée d’été 🙂

      Aimé par 1 personne

  1. laboucheaoreille 25 Mai 2022 / 14:40

    J’aime beaucoup ce livre, lu il y a quelques années, et où on alterne entre l’humour et l’émotion, si je me souviens bien. En plus, on apprend plein de choses passionnantes sur la musique, les musiciens et les instruments, comme tu le dis très justement. Merci beaucoup de cette participation Eva ! Je vais la noter pour le bilan de juin. Bonne journée 🙂

    J’aime

    • Eva 31 Mai 2022 / 13:03

      Merci Marie-Anne 🙂
      Je me demande si Patrick Süskind joue un instrument de musique – je pense que oui !

      Aimé par 2 personnes

      • laboucheaoreille 31 Mai 2022 / 17:14

        D’après ce livre, il a l’air très cultivé sur la musique et il connait bien la vie d’un musicien d’orchestre… Donc je pense aussi que oui 🙂

        J’aime

  2. keisha41 25 Mai 2022 / 18:11

    Tout à fait ce que j’aime, et puis c’est vrai, la contrebasse, ce n’est pas vraiment l’instrument vedette vers lequel les regards se braquent;

    Aimé par 1 personne

    • Eva 31 Mai 2022 / 13:06

      C’est vrai et il ne faut pas oublier le côté pratique – elle est très encombrante !

      J’aime

    • Eva 31 Mai 2022 / 13:09

      J’irais bien voir cette pièce au théâtre mais par exemple Clovis Cornillac ne correspond pas tout à fait à l’image que je me suis faite en lisant le livre.

      Aimé par 1 personne

    • Eva 31 Mai 2022 / 13:10

      N’hésite pas. En plus le livre est vraiment court.

      J’aime

    • Eva 31 Mai 2022 / 13:12

      Oui, je relirai sûrement certains extraits de temps en temps.

      J’aime

  3. Ingannmic 28 Mai 2022 / 14:06

    Mais oui, très bonne idée que de relire Suskind (je n’y avais pas pensé pour les feuilles allemandes) que j’ai découvert avec Le parfum, au lycée (et quelle lecture marquante !) puis apprécié avec son très court texte « Le pigeon », à l’intrigue originale..

    Aimé par 1 personne

  4. Violette 29 Mai 2022 / 15:43

    je croyais l’avoir lu mais non, je l’ai noté et entouré, je sais pourquoi… y’a plus qu’à ^^ !

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.