Viliam Klimáček – Bratislava 68, été brûlant

Klimacek

Le 21 août 1968, l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie donnait un coup d’arrêt définitif à ce qu’on appelle « Le Printemps de Prague ». On estime ainsi à 70.000 le nombre de personnes qui quitteront le pays, par choix ou par obligation, dans les années qui suivent. Dans son livre Bratislava 68, été brûlant, l’auteur slovaque Viliam Klimáček s’inspire de personnages réels pour nous faire partager le destin de ces gens qui fuirent le régime communiste.

Alexander, surnommé Sadi, est communiste ; dans son cas, cela veut dire qu’il a adhéré au Parti pour pouvoir exercer le métier de son choix. Il est en effet un cadre clé d’une entreprise de matériel médical en Slovaquie. Il vient de s’acheter une Skoda Felicia avec toit ouvrant, ce dont il est très fier, et sa fille Petra termine ses études de médecine.

Erika, la soeur de la femme de Sadi, a eu quant à elle un parcours plus erratique. Elle est mariée à Jozef, un homme qui voulait devenir prêtre, mais qui, au moment d’être ordonné, y renonce quand on lui demande d’effectuer des dénonciations. Elle-même dut payer le prix de ses origines dans cette Tchécoslovaquie communiste :

Avant même qu’elle passe le bac, le comité du parti communiste du lycée déclara qu’Erika n’était pas autorisée à faire des études supérieures. On était en 1960. Elle était « incompatible » : son père avait été dentiste dans le privé et un autre membre de sa famille avait été un grand capitaliste. Entendez par là qu’il avait eu un petit atelier de couture. Bien que leurs biens aient été pillées par l’Etat, que leur cabinet et leur atelier appartiennent désormais au peuple entier, les enfants continuaient de souffrir du fait que leurs parents n’avaient pas été des pauvres types, mais des personnes qui avaient réussi.

L’auteur nous offre une jolie galerie de personnages (que je ne restitue pas complètement ici) et décrit à merveille des détails de la vie quotidienne des habitants :

Si l’on ne peut affirmer qu’il existe une vie après la vie, on peut dire en revanche que le travail après le travail représentait le moteur de l’économie souterraine tchécoslovaque. Anna se présenta chez le menuisier avec un catalogue autrichien de mobilier, qui circulait dans chaque famille comme autrefois la bible de Kralice. Il illuminait les gens d’espoir. Il démontrait qu’il était possible qu’un ameublement soit à la fois beau et fonctionnel, et qu’un jour eux aussi rangeraient leurs affaires dans des commodes claires ou plieraient leurs couettes dans des tiroirs à roulettes.

La tentative de libéralisation du régime en 1968 pousse les protagonistes à s’exprimer plus librement. Un piège qui se refermera sur eux après la remise en main par les partisans de la ligne dure. Jozef anime une émission de radio dénonçant l’invention soviétique et doit se cacher ; Petra émigre en Autriche, et son père Sadi devra choisir entre elle et sa femme. Les pressions exercées sur lui sont fortes au travail :

Alors quoi ? Vous allez la persuader de revenir ? Notre direction a décidé de donner une deuxième chance à certains… qui ont fait le mauvais choix. Vous faites partie de ceux en qui elle a confiance. Ne gâchez pas cette occasion. Savez-vous combien de gens commencent à rentrer d’eux-mêmes ? La situation est en train de se normaliser.

La plupart des acteurs principaux du livre seront obligées d’émigrer. L’auteur nous montre à quel point cette émigration fut difficile : difficulté de trouver du travail, de s’adapter à un nouveau pays, à une nouvelle langue mais aussi rejet de la part des anciens migrants qui n’acceptent pas les nouveaux, sans parler de l’absence de la famille. Et que dire des conditions de sortie du territoire tchécoslovaque ? Jozef, par exemple, devra faire ses adieux à sa mère sur les rives du Danube, chacun étant dans un pays différent. Ou encore de la vie de ceux qui restèrent dans le pays, à l’instar d’Anna, la femme de Sadi, qui doit quitter son logement, et qui surtout n’est plus saluée par ses anciens collègues.

L’Etat confisquait les biens de ceux qui émigraient. Dans toute la Tchécoslovaquie, des maisons se vidaient. Les bruits des appartements déménagés à minuit réveillaient les voisins du dessus, pourtant personne n’appelait la police. Chacun savait qu’il ne s’agissait pas de voleurs, mais de proches qui essayaient d’emporter quelques affaires utiles pendant qu’il était encore temps.

Bratislava 68, été brûlant est un livre fort, un hommage à cette génération qui a émigré et s’est souvent sacrifiée pour que ses enfants vivent dans un pays libre. Et comme vous l’avez peut-être perçu en lisant les extraits, Viliam Klimáček sait user de l’humour et surtout de l’ironie pour décrire l’absurdité de certaines situations, non seulement sur ces événements, mais aussi pour tancer ses compatriotes qui, de nos jours, ferment hermétiquement leurs frontières à l’arrivée de réfugiés, mais furent bien heureux, dans ces années sombres, de pouvoir compter sur la capacité d’accueil d’autres pays, comme le Canada.

Il me reste donc à vous conseiller de

X l’acheter chez votre libraire

X ou l’emprunter dans votre bibliothèque

lire autre chose

Bratislava 68, été brûlant,  de Viliam Klimáček, traduit du slovaque par Richard Palachak et Lydia Palascak. Agullo, 2018, 384 pages.

Ce livre a été également très apprécié sur d’autres blogs, comme Le capharnaüm éclairé, La viduité, Bonnes feuilles et mauvaise herbe,

Ce livre a été lu dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.

27 réflexions sur “Viliam Klimáček – Bratislava 68, été brûlant

  1. Goran 8 mars 2020 / 10:26

    Vers la fin des années 6O, il y a eu beaucoup de « printemps » en Europe et ailleurs dans le monde… Merci de nous faire découvrir ce livre. Au moins la Skoda c’était meilleur que la Trabant 🙂

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    • Patrice 8 mars 2020 / 16:18

      Oui, tu as raison de le rappeler… Les premières pages du roman, dans lesquelles Sadi se délecte de ses promenades en Skoda, confirment bien que la Skoda était plus agréable 🙂

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  2. lilly 8 mars 2020 / 12:02

    J’aime beaucoup les livres avec une dimension historique alors forcément ce livre me fait de l’oeil. C’est dommage que les livres de tous ces auteurs d’Europe de l’est ne soient pas publiés en poche ou disponibles facilement en médiathèque, parce que ça me freine…

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    • Patrice 8 mars 2020 / 16:20

      Tu as raison, et plus globalement, le nombre de titres traduits en français n’est pas très important non plus. Il y a beaucoup plus de livres tchèque par exemple traduits en allemand, proximité et histoire aidant.

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  3. Marilyne 8 mars 2020 / 15:20

    Aaah, je l’ai noté depuis sa parution celui ci, et j’ai laissé traîner ! Ravie de cet avis positif. Le catalogue des éditions Agullo est très intéressant.

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    • Patrice 8 mars 2020 / 16:22

      Tu pourrais le chroniquer en mars 2021 :-). Je suis d’accord avec toi, les éditions Agullo ont de très bons titres d’Europe Centrale.

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      • Marilyne 9 mars 2020 / 14:26

        Avec le titre présenté hier par Passage à l’est, me voici donc avec déjà deux lectures pour mars 2021 😉

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      • Patrice 12 mars 2020 / 22:09

        On va donc être obligé de faire une 4ème édition en 2021 🙂

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  4. Eve-Yeshé 8 mars 2020 / 17:10

    je me souviens du printemps de Prague, j’étais jeune à l’époque, mais on suivait cela en apnée avec les copines, et les chars russes ont mis fin à l’espoir…

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    • Patrice 12 mars 2020 / 21:48

      Cela doit faire quelque chose de le vivre comme ça. J’ai toujours de l’émotion quand je lis un livre sur cette période ou vois un film montrant l’invasion…

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  5. Karine:) 8 mars 2020 / 17:35

    J’ai entendu parler du fameux printemps de Prague justement à Prague… et depuis, le contexte m’intéresse.

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    • Patrice 12 mars 2020 / 22:06

      C’est une période tragique, mais si intéressante à étudier, n’hésite pas à la découvre via ce livre en tout cas !

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  6. luocine 9 mars 2020 / 08:50

    Un livre qui me tente . Belle découverte pour commencer les lectures consacrées au thème du mois,de Mars.

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    • Patrice 12 mars 2020 / 22:07

      Merci beaucoup. Oui, c’est de plus un livre qui se lit vraiment très bien.

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    • Patrice 12 mars 2020 / 22:20

      C’est noté, il me reste à aller lire ta chronique 🙂

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    • Patrice 12 mars 2020 / 22:21

      Merci. Il me tenait à coeur de mettre un livre slovaque à l’honneur

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  7. Passage à l'Est! 14 mars 2020 / 22:49

    J’avais déjà noté, mais tu le présentes avec tant d’enthousiasme que je re-note. Visiblement l’aspect humain, avec ses compromis et ses séparations, est un aspect très fort, et il semble t’avoir beaucoup touché.

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  8. lcath 21 mars 2020 / 09:35

    Le sujet m’intéresse vivement si en plus c’est un bon roman !

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