
C’est un livre monumental que je vous présente aujourd’hui dans le cadre du « Mois de l’Europe de l’Est ». Monumental, Vie et destin de Vassili Grossman l’est à plusieurs titres : tout d’abord en raison de l’histoire du livre lui-même qui nous est arrivé seulement 20 ans après sa rédaction, ensuite par le volume de cette fresque (près de 1.200 pages) se déroulant dans l’Union Soviétique au moment de la bataille de Stalingrad, intégrant moultes personnages et scènes d’action, et bien sûr par le message qui s’en dégage : une critique très forte des régimes totalitaires.
Commençons, si vous le voulez bien, par revenir sur Vassili Grossman et ce livre. Né en 1905 en Russie, dans une famille juive, il s’est fait connaître notamment pour avoir couvert comme journaliste la Seconde Guerre Mondiale dans les rangs de l’Armée Rouge. Il entreprend la rédaction de Vie et Destin en 1952, qu’il terminera en 1962. Le manuscrit atterrit alors sur les bureaux du KGB qui envoient ses hommes saisir toutes les copies et brouillons chez son auteur. Par chance, il sort de l’URSS sous forme de micro-films et sera enfin publié pour la première fois en 1980 en Suisse. La « sortie » russe n’arrivera qu’en 1989.
Vie et destin couvre une période s’étalant de septembre 1942 au printemps 1943, et la bataille de Stalingrad y joue un rôle de premier plan. Nous y suivons le destin d’une famille au sens large, les Chapochnikov, et de leurs proches durant cette période. L’action se déroule successivement dans un camp nazi de prisonniers, dans un camp d’extermination, dans un camp soviétique, sur le front de la bataille de Stalingrad, dans une maison située dans cette ville, sans oublier les caves de la Loubianka… Vous le comprenez, l’un des premiers intérêts du livre est ce contexte historique qui s’offre au lecteur, comme la reddition de von Paulus en 1943 ou encore le contexte des purges (un thème qui revient souvent dans le récit) qui secouèrent l’Union Soviétique en 1937 et qui n’épargnèrent aucune famille :
Il arrive à Ossipov de raconter des anecdodes sur de grands chefs militaires ; en parlant d’eux, il dit Semion Boudienny, Andrioucha Eremenko.
Un jour, il dit à Erchov:
_ Toukhatchevski, Egorov, Blücher ne sont pas plus coupables que toi et moi.
Mais Kirillov apprit à Erchov qu’en 1937 Ossipov était le vice-directeur de l’Académie militaire et qu’il avait dénoncé sans pitié des dizaines de personnes, les accusant d’être des ennemis du peuple.
Quand l’Allemagne nazie se retourna contre son ancien allié, on sortit des généraux emprisonnés des camps pour qu’ils reprennent le commandement.
Comme je le signalais dans l’introduction, la critique du totalitarisme est omniprésente dans ce livre, mais il n’oppose pas la guerre patriotique à la furie nazie. Il les rapproche et l’on ne peut s’étonner, en le lisant, que ce roman ne fut jamais publié en URSS. Ikonnikov, prisonnier des Allemands dans un camp, a vu l’état dans lequel les dékoulakisés se sont retrouvés durant la collectivisation et établit un parallèle entre l’extermination des Juifs en Ukraine et Biélorussie et la campagne de Staline contre les koulaks. L’alternance d’épisodes entre camps allemands / soviétiques achève de briser la frontière entre ces deux mondes. Un rapprochement qui atteint d’ailleurs son paroxysme quand un vieux bolchevique, Mostovskoï, écoute l’Obersturmbannführer Liss :
(…) Lénine se prenait pour le fondateur de l’Internationale, alors qu’il était en train de fonder le grand nationalisme du XXe siècle. Puis Staline nous apprit énormément de choses. Pour qu’existe le socialisme dans un seul pays il fallait priver les paysans du droit de semer et de vendre librement, et Staline n’hésita pas : il liquida des millions de paysans. Notre Hitler s’aperçu que des ennemis entravaient la marche de notre mouvement national et socialiste, et il décida de liquider des millions de Juifs. Mais Hitler n’est pas qu’un disciple, il est un génie ! C’est dans notre « Nuit des longs couteaux »que Staline a trouvé l’idée des grandes purges de 37.
Grossmann s’interroge constamment sur l’Homme et sur son acceptation, sur les mécanismes ayant mené au totalitarisme, donnant un caractère universel au récit :
Non, cette soumission révèle l’existence d’un nouveau et effroyable moyen d’action sur les hommes. La violence et la contrainte exercées par les systèmes sociaux totalitaires ont été capables de paralyser dans des continents entiers l’esprit de l’homme. (…) Un des moyens qu’exerce le fascisme sur l’homme est l’aveuglement. L’homme ne peut croire qu’il est voué à l’extermination. L’optimisme dont faisaient preuve les gens alors qu’ils étaient au bord de la tombe est tout bonnement étonnant. Un espoir insensé, parfois vil, parfois lâche, engendrait une soumission du même ordre, une soumission pitoyable, parfois vile, parfois lâche.
L’une des forces du roman réside également dans le réalisme. A ce titre, la description de la vie dans les camps de concentration est édifiante : la sélection, le gazage, tout comme le travail d’un « Brenner », Nathum Rozenberg, chargé de déterrer des corps de juifs assassinés pour les faire brûler sont des passages très forts. Et pourtant… C’est bien dans un camp que l’on aura des témoignages d’humanité de grande force : le médecin major de l’Armée Rouge Sonia Levinton, une amie juive des Chapochnikov, choisira de ne pas révéler son métier lors de la sélection et préférera accompagner un jeune orphelin vers la mort plutôt que de le laisser seul. Et que dire de la lettre d’adieu écrite du ghetto par la mère de Strum à son fils. Strum, un physicien nucléaire, ostracisé par ses collègues et finalement rétabli dans ses fonctions après un appel de Staline, mais qui souffre intérieurement car on l’oblige à signer une lettre qu’il désapprouve.
Ce billet n’est qu’une ébauche, tant le livre recèle de personnages (au demeurant, un petit arbre généalogique aurait été le bienvenu pour mieux avaler les premières centaines de pages) et de thèmes. C’est une lecture qui appelle une relecture et je vous le conseille vivement. Si certains passages sont très durs, l’affirmation de la vie reste un des grands messages et c’est sur ce dernier extrait que je souhaiterais conclure :
L’aspiration de la nature humaine vers la liberté est invincible, elle peut être écrasée mais elle ne peut être anéantie. Le totalitarisme ne peut pas renoncer à la violence. S’il y renonce, il périt. La ca contrainte et la violence continuelles, directes ou masquées, sont le fondement du totalitarisme. L’homme ne renonce pas de son plein gré à la liberté. Cette conclusion est la lumière de notre temps, la lumière de l’avenir.
Vous devez :
X l’acheter chez votre libraire (ou bouquiniste) car il semble – ce qui paraît incroyable – épuisé
ou l’emprunter dans votre bibliothèque
lire autre chose
Vie et destin, de Vassili Grossman, traduit du russe par Alexis Berelowitch avec la collaboration d’Anne Coldefy-Faucard, préfacé par Efim Entkind. Le livre de poche, 2005, 1180 pages.

Ce livre a été lu dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.
J’attendais avec impatience ton billet, Patrice 🙂 Je regrette de ne pas avoir pu t’accompagner sur cette lecture et ce n’est pas faute d’avoir essayé pourtant! En tous cas, tu me confortes dans mon envie de découvrir ce monument de la littérature russe, je tâcherai donc de l’emprunter à la BM en septembre pour mars 2022.
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Merci, je sais que tu y a mis beaucoup d’énergie :-). J’en ai un exemplaire chez moi si ça t’intéresse !
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Un de mes moments forts de ma prise de conscience des malheurs du communisme un livre que je relirai volontiers, il est toujours dans ma bibliothèque.
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Je comprends tout à fait ton commentaire, c’est un livre qui frappe le lecteur à travers cette critique du totalitarisme, et donc du communisme.
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Il faudra que je le lise ! Comme pour le Docteur Jivago, c’est un rendez-vous une telle lecture. Je vois que ton exemplaire est préfacé par Efim Entkind dont je viens de lire un livre. S’il n’est plus publié en livre de poche, j’ai vu que Vie et destin est publié maintenant dans la collection Bouquins, le volume Oeuvres de Vassili Grossman.
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Merci pour le complément, il est bon de savoir que l’on peut encore se le procurer. J’espère néanmoins qu’il sera de nouveau disponible en poche. Et je note Efim Entkind !
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je l’ai acheté l’an dernier pour le challenge 2021 mais les 1200 pages c’était trop pour cette année compliquée idem d’ailleurs pour « Être sans destin » de Imre Kertesz
je vais revoir à la baisse mes ambitions…
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Il faut que tu vois le côté positif : de très bonnes lectures t’attendent encore dans les prochains mois ou prochaines années 🙂
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pour l’année prochaine je suis parée…. La liste (des achats et des projets!) s’allonge…
pour cette année je me lance dans les polars de Chmielarz (orthographe incertaine?) et je suis plongée dans « Pyromane »
je devrais recevoir dans les prochains jours 2 livres de Guelassimov dont un pour cette année
et j’ai un roman d’Olga Tokaczuk « Dieu le temps les hommes et les anges » et peut-être un autre ….
je n’ai pas encore retrouvé concentration et motivation comme avant mais on dirait que ça bouge un peu 🙂
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C’est incroyable que ce livre ne soit plus disponible en poche !
En tant qu’adepte de la littérature russe, je l’ai repéré depuis longtemps. Il a l’air passionnant malgré la complexité de ce qu’il dépeint.
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Oui, tu devrais le lire. Après Les frères Karamazov, celui-ci va te sembler très court 🙂
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Et bien bravo pour cette lecture, tu as été bien plus courageux que…
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C’est la troisième fois que j’essayais de le lire! J’avais décroché les deux premières fois (j’étais trop jeune !)
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Ça va tu es encore jeune 😉
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1200 pages, j’en ai déjà entendu parler mais le pavé me fait un peu peur quand même…
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Il ne faut pas, on se laisse facilement entraîner.
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J’ai ce livre dans ma bibliothèque et comme Goran, tu as été bien plus courageux que… Merci de me donner toutefois le goût de le sortir!!!!
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Peut-être à l’occasion de nouveaux défis de Madame lit pour 2022 !
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À réfléchir! 🙂
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pas lu (et Docteur Jivago non plus, honte sur moi! ^_^) mais je viens juste de terminer La paix soit avec vous – notes de voyage en Arménie- de V grossman et franchement grosse découverte qui m’a tellement plu que je pense me jeter sur vie et destin (en 2022?)
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Ah, oui, c’est une bonne suggestion de lecture aussi. J’ai découvert ce Voyage en Arménie récemment aussi, j’ai hâte de lire ton billet !
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Un chef d’oeuvre, j’espère qu’il sera très vite réédité !
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Oui, moi aussi !
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Ça fait peur ce nombre de pages, non ? Mais je sens bien qu’il faudrait peut-être que j’essaie de le trouver…
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Il ne faut pas avoir peur, ça se lit très bien (il faut juste bien comprendre qui est qui dans les 2/300 premières pages.
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j’ai deux versions de ce livre, la plus ancienne qui tombe un peu en morceaux car la colle a lamentablement séchée date des années 80/90
ce fut un choc de lecture parce que parmi les livres que j’avais lu sur la 2ème guerre ce fut le premier qui fit un rapprochement entre nazisme et stalinisme, la presse communiste en france se déchaina de façon honteuse envers l’éditeur et les traducteurs !
Depuis j’ai beaucoup lu sur le sujet dont Terres de sang que je te recommande absolument mais je n’ai jamais éprouvé à nouveau ce coup de massue
As tu lu Axionov ? sinon va voir sur mon blog le roman en vaut la peine
merci à toi d’avoir remis ce livre sur le devant de la scène c’est un incontournable de ceux que l’on se doit d’avoir dans sa bibliothèque
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Merci à toi pour ce commentaire. Cela me tenait à coeur de lire enfin ce livre en entier (après 2 premières tentatives vaines il y a longtemps). J’ai Axionov sur ma liste de lecture et surtout Terres de sang dans ma bibliothèque : c’est un livre que je veux absolument découvrir cette année.
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Anthony Beevor utilise pas mal Grossman comme source dans ses livres sur Stalingrad et la chute de Berlin et ça m’avait donné envie de le lire. Sans que j’aie encore franchi le pas…
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Tu me donnes envie de lire Anthony Beevor. Cette année, je veux absolument lire davantage de livres d’Histoire (d’ailleurs, si cela te dit, j’ai Louis XVI de Jean-Christian Petitfils sur ma liste…)
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Une somme terrifiante à lire, je m’en souviens. Je suis frappée par la coïncidence des dates avec le journal d’Etty Hillesum que je lis en ce moment (1941-1943).
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Oui, c’est un roman extrêmement riche dans son contenu qui frappe le lecteur. Je voulais lire le journal d’Etty Hillesum en janvier pour nos lectures communes autour de l’Holocauste, mais le temps m’a fait défaut. Je serai heureux de lire ton avis.
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suite à ton billet j’ai relu la Saga moscovite et j’ai réactualisé mon billet d’alors
je le publie dans deux jours avec un lien vers Vie et destin car pour moi ces deux livres sont jumeaux
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Excellente idée, merci !!!
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