Et si on bouquinait un peu ?

Livre publié à la veille de l’élection présidentielle de 2022, Prix du Livre de l’Année du Magazine Lire et Prix du livre d’Economie 2021, La France sous nos yeux, de Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely est un essai passionnant par le regard qu’il pose sur notre pays dont les transformations, dans les trente dernières années, ont été abyssales.

Jérôme Fourquet est un analyste politique et directeur du département Opinion à l’IFOP. Dans son précédent livre, L’archipel français, il montrait à quel point la société française était « multiple et divisée ». Jean-Laurent Cassely est quant à lui journaliste, spécialiste des modes de vie et des territoires.

Découpé en cinq parties, La France sous nos yeux s’attache à décrire le nouveau modèle économique avant d’analyser les territoires et leur attractivité. L’analyse des styles de vie, des métiers puis des différentes couches culturelles composant la France d’aujourd’hui viennent conclure cette analyse.

Ce qui m’a frappé dans ce livre, c’est d’abord la mutation impressionnante du système productif qu’a connu la France et qui fait l’objet de la première partie. Dans tout le livre, de nombreux exemples sont mentionnés comme les cartes de fermeture des sites industriels, nous rappelant à quel point certaines villes avaient un tissu industriel fort (Alcatel et ses 4.000 salariés à Lannion). Les industries, les mines, l’agriculture… ont été remplacés par la grande distribution et ses centres logistiques.

Le Groupement Les Mousquetaires a ainsi créé, dans les différentes régions françaises, pas moins de 36 bases logistiques qui desservent, grâce à une flotte de 1600 semi-remorques, tous les magasins de l’enseigne. 7400 salariés sont employés dans la supply chain des Mousquetaires, ITM LAI (Logistique Alimentaire International) étant le troisième acteur de la logistique dans l’Hexagone. (…) Les chiffres d’affaires engagés sont également colossaux : 48 milliards d’euros pour Leclerc en 2019 et 38 milliards pour Carrefour par exemple. Pour prendre conscience des masses financières en jeu, on peut comparer ces chiffres avec les budgets des principaux ministères français : l’Education nationale (52 milliards) et les Armées (37,5 milliards). (…) D’après un recensement effectué par le ministère de l’Environnement, la France comptait en 2015 pas moins de 4432 entrepôts ou plateformes logistiques (EPL) de plus de 5000 m².

Le tourisme, aidé par la réduction du temps de travail, a remodelé la société, créant d’un côté une France désirable (résumée sous le label « Triple A »), en général près des côtes, des lieux de création de richesse, et de l’autre des zones pauvres (rurales ou banlieues), avec entre les deux de vastes territoires pavillonnaires, toutes ces zones ayant des polarisations de styles de vie différentes. La mutation du tissu productif vers la logistique, les services domestiques, la sécurité, le ménage (dont l’exemple ci-dessous concernant ONET Propreté et Services est très révélateur)… a changé la gamme des emplois à la baisse, nourrissant le ressentiment et des mouvements comme les Gilets Jaunes.

Pour prendre la mesure de l’importance acquise par ces activités et ce secteur dans notre société, on rappellera que cette entreprise compte désormais davantage de salariés en France que Renault, qui n’emploie plus que 48000 personnes dans l’Hexagone. Au total, cette filière représente près de 540 000 emplois, dont 100 000 créés depuis dix ans, illustration de la puissante dynamique que crée ce marché.

Une partie importante de l’essai est constituée par la traduction de ce nouveau modèle en styles de vie. Citons pêle-mêle des aspects anecdotiques (progression de la Galette des rois en Pays d’Oc), des données intéressantes sur l’évolution démographique (24% des familles avec enfants sont monoparentales, hausse des noms d’enfants avec un nom arabo-musulman matérialisé par des cartes), mais aussi sur l’influence des cultures étrangères, en premier lieu américaine (9% de la population nationale de plus de 18 ans s’adonne à la musique country). A cet égard, la culture américaine essaime aussi bien dans les milieux populaires que dans les élites internationalisées.

Une culture supranationale, totalement indéchiffrable aux yeux de non-anglophones, se diffuse alors, de sorte que l’auditoire français est passé d’une américanisation indifférenciée (sur le modèle de la série télévisée et des blockbusters d’Hollywood) à un branchement de ses catégories les plus éduquées et mobile sur un espace public dématérialisé, dont les médias américains sont l’épicentre, fixant l’agenda et définissant les termes du débat. 

A cette couche « yankee » s’ajoute une « couche orientale » qu’illustre la présence sur le territoire national de 10.000 kebabs…

Dans cette France, où les grands récits collectifs déclinent, les auteurs concluent sur la trace électorale induite par ces évolutions (pour faire court, les territoires valorisés votent LREM, les autres RN). Cela constitue un pont avec le nouveau livre que vient de publier Jérôme Fourquet, La France d’après, dont je vous parlerai lundi prochain.

La France sous nos yeux est un livre passionnant, richement documenté, éclairant, qu’il vous faut lire !

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La France sous nos yeux – Economie, paysages, nouveaux modes de vie, de Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely. Seuil, 2021. 496 pages.