L’Invisible Madame Orwell – Anna Funder

Admiratrice de l’oeuvre d’Orwell, l’écrivaine Anna Funder, connue en France pour le succès de son livre Stasiland, est partie sur les traces de l’épouse méconnue de George Orwell, Eileen O’Shaughnessy, dans son dernier livre L’Invisible Madame Orwell. Elle réhabilite celle qui fut peu mentionnée par les biographes du grand écrivain, montrant son rôle primordial dans la vie et l’oeuvre de son mari.

Il suffit de jeter un coup d’oeil aux notes qui occupent plusieurs pages à la fin du livre pour se rendre compte de l’épaisse bibliographie sur laquelle s’est appuyée Anna Funder pour écrire ce livre. Parmi ces sources, l’une compte particulièrement : ce sont six lettres écrites par Eileen à sa meilleure amie, Norah Symes Myles, et qui furent découvertes en 2005.

Eileen O’Shaughnessy était diplômée d’Oxford. Elle avait des talents de romancière, et voulut d’ailleurs mettre l’écriture au coeur de sa vie, idée à laquelle elle renoncera quand elle ne reçut pas l’accréditation pour enseigner à Oxford. Intelligente, empathique, elle rencontre Orwell qu’elle épouse en 1936 alors qu’elle a 30 ans et lui 33. Dès le début de leur union, les conditions matérielles sont précaires. C’est elle qui, selon l’expression consacrée, fait bouillir la marmite. Durant les 9 ans que dura leur union, elle accompagna Orwell en Espagne et y joua un rôle majeur, ou travailla à Londres durant la guerre. A chaque fois, son caractère en impose mais étonnamment, son rôle est passé sous silence comme le constate Anna Funder :

J’avais reconstitué le séjour d’Eileen en Espagne, pourtant je me sentais toujours perplexe à l’idée d’avoir lu deux fois Hommage à la Catalogne sans avoir compris qu’elle était là. Eileen était au cœur de l’organisation politique pour laquelle elle travaillait, elle était allée voir son mari sur le front, elle s’était occupée de lui quand il était blessé, elle avait sauvé son manuscrit en le remettant à McNair, elle avait sauvé les passeports, elle avait ensuite sauvé Orwell d’une arrestation quasi-certaine à l’hôtel, et enfin elle avait réussi à obtenir des visas pour qu’ils puissent tous s’enfuir. Comment était-ce possible qu’elle demeure invisible ? J’ai recherché sa présence grâce à un logiciel. Orwell évoque « ma femme » trente-sept fois. Et c’est là que j’ai compris : pas une fois il n’écrit son nom, Eileen. Aucun personnage ne peut exister sans un nom. Mais à une épouse – nom qui décrit une fonction-, on peut tout prendre. 

Un rôle de soutien pour son mari, mais également une source d’inspiration. « C’est à partir du mariage que son style s’étoffe, que ses écrits s’améliorent », peut-on lire de la plume d’Anna Funder. Dans l’un des grands succès d’Orwell, La Ferme des animaux, c’est aussi Eileen qui a eu l’idée d’orienter le livre vers une fable poétique :

C’est un chef-d’œuvre expliquant comment la révolution russe s’est transformée en dictature sanglante sous la férule d’une nouvelle élite installée par Staline. (…) Dans La Ferme des animaux, la profondeur psychologique et la compassion d’Eileen rejoignent l’intuition politique d’Orwell pour bâtir un chef-d’œuvre. 

L’autrice, si elle reconnaît le talent d’Orwell écrivain, est plus dubitative sur l’homme, non seulement frivole, mais aussi peu reconnaissant, incapable de se débrouiller seul ; quand Eileen décédera de façon prématurée, on voit d’ailleurs qu’Orwell, certes très affecté, cherchera surtout à retrouver une femme le plus vite possible et à tout prix, comme s’il s’agissait d’un poste à pourvoir. Il se savait incapable de rester seul.

Ce livre riche est un très bel hommage à Eileen Orwell, qui se lit avec aisance et grand plaisir. Anna Funder passe également un message fort contre les sociétés patriarcales où les hommes avaient tout pouvoir et les femmes devaient rester dans l’ombre. Elle met même en miroir sa propre expérience d’écrivaine et mère de famille pour étayer le propos (ce ne sont clairement pas les meilleurs passages et l’on aurait pu s’en passer). J’en garde néanmoins un excellent souvenir, et cela me donne d’ailleurs envie de lire une biographie d’Orwell pour avoir un autre angle d’approche ou encore de lire Orwell – que Funder respecte pleinement en tant qu’écrivain !

Si cela vous dit, je vous propose une lecture commune de La Ferme des animaux le vendredi 13 décembre prochain !

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L’Invisible Madame Orwell, d’Anna Funder, traduit de l’anglais (Australie) par Carine Chichereau. Editions Eloïse d’Ormesson, 2024, 496 pages.

27 réflexions sur “L’Invisible Madame Orwell – Anna Funder

  1. Avatar de keisha41 keisha41 21 octobre 2024 / 13:09

    Caaaaaalme! Déjà noté. Et puis La ferme de animaux, déjà lu (et en VO) même la BD qui y ressemble un peu (TB). Sinon, j’aurais deux lectures Feuilles allemandes!!!

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    • Avatar de Patrice Patrice 2 novembre 2024 / 13:49

      Tu es toujours à l’affût des bons titres :-). Je dois faire partie de la minorité qui n’a pas encore lu « La ferme des animaux », il est temps de réparer cela.

      Au plaisir de te lire pour les Feuilles Allemandes 🙂

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  2. Avatar de luocine luocine 21 octobre 2024 / 13:19

    que de femmes passées sous silence , au nom de la gloire de leur mari !

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    • Avatar de Patrice Patrice 2 novembre 2024 / 13:50

      Oui, tout à fait, et c’est le message – bien transmis d’ailleurs – du livre. Merci pour ton commentaire.

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  3. Avatar de Ingannmic Ingannmic 21 octobre 2024 / 13:26

    Encore une grande femme occultée par son grand homme d’époux… cela me fait penser à l’essai de V. Woolf, Un lieu à soi, où elle imagine une sœur à Shakespeare, se demandant ce que nous aurions gagné à ce que cette sœur devienne une célèbre écrivaine…

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    • Avatar de Patrice Patrice 2 novembre 2024 / 17:27

      Bonne réaction 🙂

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  4. Avatar de Fanja Fanja 21 octobre 2024 / 20:47

    Déjà lu La Ferme des animaux (quel livre !), mais dis donc, voilà un livre qui risquerait de ternir l’image que j’ai d’Orwell. Je ne l’imaginais pas en homme incapable de se débrouiller seul et aussi peu reconnaissant.

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    • Avatar de Patrice Patrice 2 novembre 2024 / 17:34

      Oui, on perçoit une certaine forme d’ingratitude de sa part. Pour autant, Anna Funder respecte l’écrivain et son talent (tout en reconnaissant que son épouse l’inspira dans son écriture)

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  5. Avatar de Sacha Sacha 22 octobre 2024 / 09:43

    Orwell était sans doute un écrivain de sa génération, pas particulièrement débrouillard pour l’intendance et considérant comme normal d’être assisté ainsi par son épouse, mais ce n’est pas très glorieux quand même 😂. Je serai ravie de retrouver le regard d’Anna Funder sur un tout autre sujet que son Stasiland que j’avais beaucoup apprécié.

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    • Avatar de Patrice Patrice 2 novembre 2024 / 17:35

      Oui, c’est bien ça, mais je dois dire que, dans son cas, c’était poussé assez loin ! Je peux te dire que ce livre se lit vraiment bien ; les 400 pages ont été avalées en quelques jours et je ne doute pas qu’il te plairait !

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  6. Avatar de Tania Tania 28 octobre 2024 / 15:19

    Sortir de l’ombre les femmes qui ont joué un rôle essentiel, quel bel objectif !
    Ce titre est noté, merci.

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    • Avatar de Patrice Patrice 2 novembre 2024 / 17:36

      Oui, c’est un très bel hommage et Eileen avait une personnalité très attachante de surcroit.

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  7. Avatar de Delphine-Olympe delphineolympe 30 octobre 2024 / 20:10

    Je ne suis pas d’accord avec toi : il aurait été dommage de se passer de cette mise en miroir, qui structure en fait le roman et son propos. J’ai d’ailleurs été surprise que tu utilises le passé pour parler des sociétés patriarcales ! Le point de vue d’Anna Funder est intéressant en cela qu’elle est à la fois femme ET auteure et qu’elle rencontre aujourd’hui à la fois les contraintes et la coercition liées à son genre, et les mêmes besoins et attentes qu’Orwell. Terrible contradiction !

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    • Avatar de Patrice Patrice 2 novembre 2024 / 17:49

      Merci pour ton commentaire très bien explicité. Tu as raison : il convient d’utiliser le présent pour parler des sociétés patriarcales, c’est absolument juste. Sur le point de la « mise en miroir », je comprends le procédé, certes, et le but, mais je n’ai pas trouvé cela comme un point fort du roman. Cela coupe aussi l’histoire. C’est un avis très personnel 🙂

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  8. Avatar de Lettres d'Irlande et d'Ailleurs Lettres d'Irlande et d'Ailleurs 1 novembre 2024 / 15:32

    Merci pour cette découverte, je le note. J’ai énormément aimé la série de BD inspirées de La ferme des animaux, ça s’appelle Le château des animaux, avec Xavier Dorison au scénario et Félix Delep au dessin

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    • Avatar de Patrice Patrice 2 novembre 2024 / 17:50

      Je ne connaissais pas la BD mais tu es la deuxième à l’évoquer. Excellent conseil, merci !

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  9. Avatar de L'ourse bibliophile L'ourse bibliophile 25 mars 2025 / 16:16

    Encore une femme oubliée au profit de son célèbre époux, nonobstant le rôle qu’elle a joué dans sa vie comme dans ses écrits… et invisibilisée par lui également apparemment… Merci pour la découverte.

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