
En 1935, Gorki avait invité des écrivains à raconter une journée de leur vie, en l’occurrence le 27 septembre. L’idée est reprise en 1960 et Christa Wolf se joint aux participants, continuant l’exercice jusqu’à sa mort en 2011. Un jour dans l’année est le premier volume de ce journal et couvre la période 1960-2000.
Avant de m’endormir, je songe que la vie est composée de journées comme celle-ci. Des points qui, pour finir, avec un peu de chance, sont reliés par une ligne. Et qu’ils peuvent se disperser en un amas absurde de temps écoulé, que seul un effort opiniâtre et permanent donne un sens aux petites unités de temps dans lesquelles nous vivons…
Les repas, le courrier, les courses, les enfants, les voyages, les lectures publiques, les voisins… C’est la vie quotidienne que nous évoque Christa Wolf qui, au moment où s’ouvre le livre en 1960, est encore une écrivaine en devenir (son premier livre majeur, Le ciel partagé, paraitra en 1963). Elle est marié à Gerhard Wolf, écrivain lui-aussi, et a deux filles, Annette et Katrin. Elle est alors membre du Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED). Bien qu’elle mentionne la vie des ouvriers en usine au début du livre et qu’elle soit membre du parti, on perçoit néanmoins le détachement progressif qui s’opère en elle par rapport à situation en RDA. D’une part, elle constate les obligations démesurées qui s’imposent à un écrivain reconnu par le régime ; d’autre part, elle regrette le manque de bon sens et ne supporte plus la dialectique à l’oeuvre (elle prend d’ailleurs la parole à l’Union des Ecrivains pour réclamer la liberté de création).
Nous laissons entendre que nous remportons des succès, et quiconque ne pense pas comme nous se trompe nécessairement, est un ennemi. Je n’arrive plus à lire tout ça. Chaque jour, c’est un effort pénible que d’aller chercher le journal à la boîte aux lettres.
Après avoir lu Lütten Klein : vivre en Allemagne de l’Est, j’ai retrouvé dans ce livre des traits et des événements communs avec ceux évoqués par Steffen Mau. Citons les remous causés dans les milieux intellectuels par l’échéance de nationalité du poète Wolf Biermann dans les années 70, ou encore la tentative de trouver une troisième voie en RDA après la chute du Mur. Christa Wolf travailla au préambule d’une nouvelle constitution. On pensait à l’époque que le pays pouvait survivre en se réformant.
C’est ainsi que nos couches dirigeantes ont utilisé l’autre Etat allemand comme l’image de l’ennemi. Mais, disions-nous, notre Etat, bien plus que l’autre, était resté l’Etat des petites gens ; on ne trouvait pas chez nous de quartiers résidentiels comme nous avons pu en voir à Francfort-sur-le-Main, Hambourg ou Munich lorsque nous nous rendions dans ces villes. Il n’y avait pas d’aussi grands fossés entre les couches sociales ; l’accès à la culture des enfants d’ouvriers était favorisé – à l’inverse de chez vous. Et il n’y avait – ce qui comptait le plus à nos yeux – de propriété privée des moyens de production, pas de trusts privés avec ce qui s’ensuit de dévastateur ; et c’était ce que nous gardions toujours à l’esprit quand, ces dernières décennies, nous étions sur le point de désespérer de cet Etat : c’était sur ces fondements qu’il fallait le réformer, l’améliorer, le démocratiser. Certes, cet espoir a disparu après l’écrasement du Printemps de Prague, sans que la République fédérale nous apparaisse comme le terme souhaitable de l’alternative. Nous avons accepté en toute conscience de vivre sans alternative.
Néanmoins, ce livre est une sorte de journal et l’Histoire y est un aspect comme tant d’autres. Ce qu’il fait qu’il touche les lecteurs, c’est son côté universel. In fine, elle parle de la vie, de son sens, s’interroge beaucoup, avec une grande sincérité tout au long des pages ; elle fait part de ses doutes, de ses problèmes psychologiques, de ses réflexions.
Lassitude et paralysie, mais je veux y résister. L’âge, sans doute. Et le fait d’en savoir déjà trop et de ne plus rien attendre de nouveau. Persévérer en l’absence de nouveauté, cela demande un apprentissage.
Ecrivaine, Christa Wolf est aussi une lectrice et de nombreuses références jalonnent le livre. Elle encense le livre de Anna Seghers, La Septième Croix (une lecture commune est planifiée le 18 novembre), dit d’un livre de Max Frisch (auquel elle rend visite en Suisse), Montauk, « qu’il se bonifie à chaque nouvelle lecture ». Elke Erb, Thomas Brasch, Georg Büchner, Uwe Johnson, Uwe Timm, et bien d’autres sont évoqués. Une petite réserve : il est toujours mieux de connaître le contexte allemand et certains protagonistes tant les évocations sont nombreuses, et même si des notes en fin de livre expliquent de qui/quoi il s’agit.
En refermant ce livre, je me réjouis d’en découvrir la suite, Mon nouveau siècle. Un jour dans l’année (2001-2011), mais surtout de lire ses romans.
Je vous conseille :
X d’acheter ce livre chez votre bouquiniste
X ou de l’emprunter dans votre bibliothèque
de lire autre chose
Un jour dans l’année, 1960-2000, de Christa Wolf, traduit de l’allemand (Allemagne) par Renate Lane-Otterbein. Fayard, 2006, 576 pages

Ce livre a été lu dans le cadre des Feuilles allemandes à l’occasion d’une lecture commune autour de Christa Wolf à laquelle participèrent : Nathalie, Miriam
Ah voilà la LC Wolf ! Mon propre billet paraîtra dans deux semaines, en léger différé.
Une amie a lu ce livre et a beaucoup aimé, mais elle est autrichienne et plus âgée que moi et a dû bien saisir tout le contexte et allusions à des personnages. En te lisant je me demande si cela me plairait autant.
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Merci pour ton commentaire et au plaisir de prolonger la découverte de l’oeuvre de Christa Wolf avec ton billet !
Je me suis fait la même réflexion en ayant le livre en main, mais finalement, j’ai vraiment été séduit par ce livre, la tonalité, quand bien même on ne saisirait pas tous les détails.
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En léger différé, comme Nathalie, Trame d’Enfance que j’ai aimé. C’est un gros morceau
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Je me réjouis de lire ta chronique, merci d’avance ! Ce sera une découverte pour moi.
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Je n’ai pas réussi à remettre la main sur le recueil Erzählungen que j’ai trouvé il y a quelques temps en boîte à livres, ce qui explique ma non-participation à cette LC… Christa Wolf m’intimide pas mal, je dois dire, mais ton billet me pousse à me jeter à l’eau (peut-être pour les Bonnes nouvelles si je retrouve le livre d’ici là).
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C’est Eva qui m’a poussé à lire Christa Wolf et je voulais au départ me diriger vers Médée qui me faisait un peu peur (même appréhension que toi). Je suis heureux in fine d’avoir choisi ce titre – et je continuerai ces chroniques avec le second tome. Seghers, Wolf, Mau… Les feuilles allemandes me ramènent à la RDA cette année !
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j’ai souvent été déçue par ce genre de livres, l’idée de départ me semble bonne et puis à l’arrivée je m’ennuie très vite.
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Je peux comprendre que cela ne plaise pas à tout le monde, mais j’ai été charmé par ce livre, je dois dire. Peu de chance donc de lire une chronique un jour chez toi, alors 🙂
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Je crois que je ne possède pas le bagage historique, culturel et social pour lire cette journée. Merci Patrice pour cet excellent billet.
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Merci à toi pour ce très gentil commentaire. Je pense qu’on peut l’apprécier tel quel ; certes, il y a des points assez spécifiques (mais il y a des renvois pour préciser ce dont il est question), mais finalement, c’est un livre qui parle de la vie, tout simplement.
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Chaque année elle raconte comment s’est déroulé son 27 septembre ? Est ce que j’ai bien compris ?
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Oui, c’est bien ça. Le 27 septembre et les jours qui l’encadrent plus généralement.
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Un projet qui a l’air intéressant.
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Une forme qui ne me tente pas. Je choisirai plutôt un roman de cette auteure.
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C’est un de mes objectifs aussi de découvrir les romans de Christa Wolf. C’est une autrice majeure du XXème en Allemagne et je ne doute pas qu’on trouvera notre bonheur dans sa bibliographie !
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Christa Wolf m’avait beaucoup intéressé avec son essai « Lire Vivre Écrire » où sont rassemblés les textes et discours qu’elle a rédigés de 1966 à 2010. Si je me réfère à la longueur du billet que j’en ai fait à l’époque, le livre m’a vraiment captivé.
Je suppose que le journal de 1960 à 2000 a des similitudes avec ce que j’ai lu.
Comme vous, il me manque d’avoir lu un roman de Christa Wolf. Objectif noté.
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Voilà une bonne suggestion de lecture pour continuer à découvrir Christa Wolf, d’autant plus que j’ai aimé ce format. J’ai vu votre billet, qui a l’air très riche et très complet – j’irai le lire en détail cette semaine !
N’hésitez pas à me faire signe pour une lecture commune autour d’un roman de Christa Wolf, ce serait avec plaisir.
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