Ce qui luit dans les ténèbres – Péter Nádas

Avec près de 1200 pages s’enchainant pratiquement sans discontinuer, la lecture du roman de l’auteur hongrois Péter Nádas, Ce qui luit dans les ténèbres, est une expérience de lecture mémorable. L’écrivain s’attache à y décrire une histoire familiale marquée par le fascisme et le communisme.

Il suffit de bien peu de pages finalement pour s’immerger dans ce roman très riche et au rythme qui lui est propre. S’il s’agit d’une autobiographie, elle ne suit tout d’abord pas un ordre chronologique ; en effet, Peter Nádas travaille de façon associative. Une idée, une référence en entraîne une autre, de telle sorte que certains épisodes, personnages reviennent dans le récit. Bien qu’elle fasse allusion à quelques épisodes de la vie adulte de l’auteur, l’histoire se concentre avant tout sur ses premières années, de 1942 à 1956. La capacité d’observation, celle de mettre en lumière des détails liés à des personnes mais aussi à des objets ou faits du quotidien (à titre d’exemple plusieurs pages sur les chaussures ou le blanchissage du linge) sont également caractéristiques du roman qui, au-delà des souvenirs, s’appuie sur des sources historiques, des documents familiaux, des lettres, des photos, Peter Nádas ayant voulu être le plus juste possible dans l’histoire.

Dénouant les fils de l’histoire familiale (juive), on découvre ainsi (entre autres) l’arrière-grand-père Mor Mezei, un libéral ayant occupé un rôle politique de premier plan et voulant favoriser la magyarisation des Juifs et leur accès à une stricte égalité des droits ; l’oncle Aryanossi et son épouse Magda, des communistes convaincus, un temps actifs en France ; le grand-père Adolf Neumayer qui changea son nom en Nádas ; les parents bien sûr (la mère morte d’un cancer en 1954 et le père qui se suicida 4 ans plus tard), eux également communistes, qui « aspiraient à un monde dépourvu de contradictions, et s’il ne l’était pas encore, ils œuvraient à l’en libérer pour demain »… Il s’appesantit sur ces personnages, n’hésitant pas à pointer leurs faiblesses (comme ici Magda qu’il aimait pourtant beaucoup, quand il évoque son incapacité à regarder le régime communiste tel qu’il est) :

Et cela me touchait profondément, oui, cela m’émouvait. Elle ne pouvait plus faire demi-tour. S’étant révoltés de tout son être contre le monde libéral-conservateur dont elle était issue pour en faire advenir un autre, il n’y aurait pas pour elle de seconde rébellion, elle ne pouvait plus revenir sur sa trajectoire, il ne lui restait qu’à demeurer cohérente avec elle-même et à tenir sa place dans l’assemblée des menteurs et des assassins. Elle n’avait plus de forces pour de nouveaux retournements. 

Ces récits de famille ont pour toile de fond une histoire essentiellement tragique : la Seconde Guerre Mondiale, et plus particulièrement les massacres et le Siège de Budapest en 1944 ; l’avénement du communisme via des élections truquées et l’ambiance étouffante des suspicions qui conduiront aux purges (dont le célèbre procès Rajk) ; ainsi que les événements qui mèneront à la révolte de Budapest de 1956. Une Histoire omniprésente qui intéragit fortement avec la vie de l’auteur, dont la naissance coïncide avec l’un des massacres perpétués dans son pays et qui le fait s’interroger sur la pertinence de sa vie :

Documents en connaissance desquels je ne peux ne pas demander pourquoi il fallut que je naisse, dans un Budapest baigné de lumière, ce fameux mercredi 14 octobre 1942, année du Seigneur dont le nom soit maudit, au moment les hommes du 9e Einsatzkommando poussèrent les 1947 habitants du ghetto de Mizocz au fond d’une combe. (…) Oui, pourquoi, demandé-je alors, ne suis-je pas resté coincé dans le col. Pourquoi ne me suis-je pas étranglé avec le cordon ombilical. (…) Agé aujourd’hui de soixante-quatorze ans, j’affirme que l’état d’enfant avorté me serait bien mieux allé que celui de survivant.

Ce qui luit dans les ténèbres est un roman à part, en raison de son volume, sa densité, sa construction (il s’agit d’une déambulation, avec de surcroît des dialogues ou certains extraits de rapports s’insérant dans le texte sans guillemets). Si la lecture exige du temps et de la concentration, le lecteur se trouve ô combien récompensé de sa « peine », qui se transforme rapidement en plaisir. Un livre et un auteur à découvrir si vous ne le connaissez pas encore.


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Ce qui luit dans les ténèbres, de Péter Nadas, traduit du hongrois par Sophie Aude. Editions Noir sur Blanc, 2025, 1182 pages

19 réflexions sur “Ce qui luit dans les ténèbres – Péter Nádas

  1. Avatar de Athalie Athalie 17 septembre 2025 / 08:48

    Une autobiographie en forme de déambulation, c’est vraiment une forme que j’aime bien, justement parce que l’on sait bien que la mémoire ne fonctionne pas en ordre chronologique.

    Je retiens ce titre en tout cas. La fin du second extrait est assez terrible.

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    • Avatar de Patrice Patrice 25 septembre 2025 / 19:09

      Retiens bien ce livre et son auteur car les deux méritent d’être amplement découverts si ce n’est le cas.

      Oui, ce second extrait est en effet assez terrible, tout comme certains passages sur les massacres commis durant la Seconde Guerre Mondiale.

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  2. Avatar de luocine luocine 17 septembre 2025 / 15:43

    l’extrait est terrible je vais noter ce livre mais en même temps il va c’est sûr me faire un coup au moral !

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    • Avatar de Patrice Patrice 25 septembre 2025 / 19:12

      C’est une expérience de lecture assez inoubliable, je dois dire. On s’immisce finalement très bien dans ce récit dense qu’on a plaisir de lire.

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  3. Avatar de aifelle aifelle 18 septembre 2025 / 05:52

    Je ne connais pas l’auteur et ce genre de livre m’intéresse. (Je suis allée en Hongrie en 1968, tout ces évènements étaient encore très vifs dans les mémoires, mais on n’en parlait qu’en chuchotant et en milieu sûr). Après la trilogie berlinoise en août, je ne me sens pas encore prête à me relancer dans un gros pavé tout de suite.

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    • Avatar de Patrice Patrice 25 septembre 2025 / 19:14

      Note-le dans tous les cas, le temps viendra pour le lire assurément. C’est vrai que la Hongrie a été très sévèrement réprimée en 1956, cela reste une des révoltes les plus marquants dans l’ancien Bloc de l’Est.

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  4. Avatar de alexmotamots alexmotamots 19 septembre 2025 / 12:14

    Ce genre de roman qui demande une totale immersion du lecteur, je me les réserve pour les vacances, en général.

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    • Avatar de Patrice Patrice 25 septembre 2025 / 19:15

      C’est une très bonne idée, je lis aussi volontiers des pavés en juillet et août. J’ai prolongé le plaisir en septembre avec ce livre.

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  5. Avatar de Sacha Sacha 19 septembre 2025 / 14:26

    C’est un travail colossal et sans doute éprouvant de revenir sur tous ces événements. Et sa lecture doit sans conteste être marquante elle aussi. Je ne sais pas si j’aurais le courage de m’y atteler mais je n’en ai lu ton billet qu’avec plus d’intérêt.

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    • Avatar de Patrice Patrice 25 septembre 2025 / 19:19

      Oui, cela doit représenter des années de travail ; pour le lecteur, c’est un moment marquant, qui exige une vraie immersion, c’est une activité finalement un peu anachronique mais ô combien bénéfique. N’hésite pas si jamais !

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    • Avatar de Patrice Patrice 25 septembre 2025 / 19:19

      Il faut le prendre ! Pas toujours évident, mais je réitérerai ce genre d’expérience de lecture avec un autre de ses livres.

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  6. Avatar de ta d loi du cine ta d loi du cine 20 septembre 2025 / 10:26

    Bonjour Patrice

    Voici donc la participation que tu avais annoncé fin juin! Je t’en remercie.

    N’oublie pas, par contre, de prévenir aussi Moka et surtout Sibylline par un commentaire sous leurs billets récapitulatifs respectifs, pour qu’elles puissent le prendre en compte avant les dates-butoirs.

    Pour ma part, je n’ai pas lu grand-chose en « littérature de l’Est », et, pour l’après-guerre dont ce livre parle, je n’ai guère comme référence que « Partie de chasse » BD de Bilal & Christin), qui évoque très brièvement un antisémitisme latent (camouflé sous des raisons politiques?) dans la direction des pays de l’Est…

    (s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola

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    • Avatar de Patrice Patrice 25 septembre 2025 / 19:21

      Merci beaucoup pour ce commentaire et ce rappel. Etant assez occupé, j’ai « posté » le billet en me disant que je mettrais le commentaire sur vos blogs respectives après, ce que j’ai fait avec un peu de retard. Heureux d’avoir pu participer à ces « Epais » même si ce ne fut qu’avec un seul titre.

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  7. Avatar de Violette Violette 21 septembre 2025 / 12:07

    Je ne connais pas et tu donnes envie, mais 1200 pages,… !!

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    • Avatar de Patrice Patrice 25 septembre 2025 / 19:22

      Ne dit-on pas que « le temps respecte peu ce qu’on fait sans lui » ? 🙂

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  8. Avatar de cleanthe cleanthe 21 septembre 2025 / 16:51

    Je t’avoue que le nombre de pages m’intimide un peu. J’ai un peu de peine ces temps-ci à trouver le temps pour de si gros volumes. Mais ce livre me tente déjà depuis quelques temps.

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    • Avatar de Patrice Patrice 25 septembre 2025 / 19:24

      Il faut trouver le temps propice pour la lecture, je conçois que cela peut être difficile.

      Il existe un autre livre de Peter Nadas, « Le livre des mémoires », qui a connu un très grand succès, et qui est un peu plus « léger » en nombre de pages (780 pages)

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