C’est parti pour« le mois de l’Europe de l’Est » durant lequel nous allons mettre en avant des auteurs venant d’Europe Centrale et Orientale. Nous sommes impatients de découvrir vos lectures. N’hésitez pas à vous joindre à nous si ce n’est pas encore le cas. Bonnes lectures !
Unique roman écrit par Szilard Borbély, La miséricorde des cœurs avait été remarquée par les critiques à sa sortie en 2013 et disons-le d’emblée, c’est une juste récompense pour cet auteur qui, à travers les yeux du jeune garçon qu’il fut, nous décrit la vie de sa famille en Hongrie à la fin des années 60. Un récit sombre et poignant.
Notre voisine est encore plus pauvre que nous. Lundi, l’un de ses pondeuses a crevé. Elle a hurlé et sangloté pendant des jours, c’est ainsi qu’elle marche dans la cour. Elle est en deuil.
S’il est des romans qui vous font rentrer dans leur univers par petites touches, La miséricorde des cœurs n’est pas de cette catégorie. Borbély nous montre la vie de la famille dans toute sa nudité, son indigence ; cette description « crue », « naturaliste » de leur condition saute au cou du lecteur. C’est tout d’abord les membres de la famille qui sont évoqués, vivant tous dans la seule pièce chauffée de la maison.
C’est là que tout se passe. Toute notre « putain de vie », comme dit ma mère. C’est là que nous mangeons et que ma mère fait la lessive. C’est là qu’elle pétrit à la main et qu’elle plume les poulets. C’est là que nous faisons nos devoirs. Parfois c’est là que ma mère nous fait la lecture.
La mère, fille de koulaks expropriés, aigrie, ne supportant pas les paysans et ne rêvant que de quitter le village, puis le père, employé du kolkhoze se retrouvant vite sans travail, puant la sueur, n’aimant pas se laver.
J’ai froid à la main gauche. Ma mère me tient la droite. Elle a une grande main. Dont la peau est dure et gercée. Elle a les ongles sales, comme tout le monde. Les hommes se taillent les ongles au canif. Les ongles du Petit, ma mère les rogne pour qu’il ne puisse pas se griffer. J’ai les ongles sales, moi aussi. Quand je m’ennuie, j’en cure la saleté noire. Traire les vaches, faire la lessive, racler la suie, vider la cendre : tout cela fait que la peau se craquelle et l’ongle se fendille. (…) Puis, à la maison, elle me bat avec la serpillière en pleurant. Tout en ravalant ses gouttes au nez. Elle s’essuie la morve du dos de la main. La serpillière trempe tout le temps dans le seau pour être à portée de main quand il faut laver le sol des saletés, de la lavasse renversée ou de la crotte de chat.
L’histoire se déroule essentiellement dans la maison et le village ; on a l’impression d’un univers clos, répétitif. Il n’y a guère de travail qu’au kolkhoze ; les hommes, une fois le travail terminé, ne trouvent leur salut que dans l’alcool et le tabac (« Ils travaillent le jour et boivent la nuit »). Si j’ai déjà évoqué le côté « rude » de l’écriture, Borbély se révèle être un véritable conteur : il décrit avec beaucoup de talent la cueillette du muguet dans la forêt, les gens dans le bistrot, le déroulement des enterrements… Poète, il maîtrise le rythme en faisant débuter plusieurs paragraphes de façon semblable, renforçant la monotonie de la vie quotidienne. Et malgré la dureté de certaines scènes, on est séduit par sa prose.
Au-delà de la famille, de sa pauvreté, c’est la violence du village, mais aussi la croyance dans des superstitions qui interpellent également le lecteur. On chasse par exemple les rêves des enfants en tapant à mort un chat noir dans un sac. On est estomaqué par la façon dont les hommes traitent certains animaux.
Dans cette Hongrie de la seconde moitié du XXème siècle, on sent également que cette brutalité concerne aussi les exclus : il ne fait pas bon être juif, tzigane ou ancien koulak. Le grand-père maternel du jeune garçon, partisan d’Horthy, a été envoyé par les Russes en Sibérie pendant 5 ans. Le seul juif du village, Mózsi, attendra vainement le retour des siens sur le seuil de sa porte, avant de se rendre à l’évidence :
Mózsi, qui n’avait plus que la peau et les os à son retour, s’est assis devant la maison dévalisée, dont le village avait dispersé les objets à la faveur de la nuit en brisant les scellés de la gendarmerie. Mes oncles ont été les premiers à le faire par bravade. (…) Ils considéraient les biens juifs comme les leurs, parce qu’on leur répétait depuis des années que c’était à eux que les Juifs les avaient pris. Qu’ils les avaient pris aux Hongrois. Et qu’il fallait les récupérer. Les restituer à leurs propriétaires légitimes.
Le père, „bâtard d’un juif“, et la mère, fille de koulak, se retrouvent ainsi au milieu de cette machine à exclure.
Cette description de la vie du village qui peut s’apparenter à une étude ethnographique, vue par les yeux d’un enfant mélancolique, dépressif mais rêvant aussi d’un ailleurs plus doux (« Nous, nous allons partir d’ici », répète ma mère) a été pour moi une lecture marquante que je vous conseille vivement :
X d’acheter chez votre libraire
d’emprunter dans votre bibliothèque
de lire plutôt autre chose
Réf.: La miséricorde des cœurs de Szilard Borbély. Traduit du hongrois par Agnès Járfás. Folio, 2016, 365 pages.
Ce livre a été lu dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.
Ce mois n’était peut-être pas une si bonne idée que ça, car ma liste de livres à lire va grandir comme jamais… 🙂 Très beau billet !
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C’était une excellent idée, Goran 🙂 Merci pour ton commentaire. J’avais noté ce livre il y a déjà longtemps mais c’est le mois de l’Europe de l’Est qui m’a fait franchir le pas !
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C’est trop dur pour moi, et malgré le talent de cet écrivain, je n’arrive pas à me motiver pour me plonger dans le froid et la crasse.
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Je peux le comprendre. Les extraits sont durs mais ils ne résument pas à eux seuls la complexité et finalement la beauté du livre.
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moi aussi je commence le mois avec la littérature hongroise
http://lebanquetdesmots.canalblog.com/archives/2018/03/01/36187971.html
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Merci beaucoup Marie-Jo, je vois que la Hongrie est citée déjà par beaucoup de participants. Je vais de ce pas te lire !
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je note déjà ce premier roman inconnu de moi évidement, c’est une littérature d’une grande richesse et d’une grande diversité je me régale par avance
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Merci, je suis surpris que tu ne connaissais pas ce titre, je suis heureux de pouvoir te le faire partager car il en vaut le coup.
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Bonjour à vous deux et merci pour l’organisation de ce Mois à l’Est.
Je ne crois pas que ce livre soit fait pour moi mais ce billet m’a au moins permis de le savoir ! Trop dur et trop réaliste, hélas, mais un bel hommage aux gens qui ont vécu cette période.
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Merci beaucoup à toi. J’ai choisi des extraits assez durs, voire trop durs, peut-être. Je peux concevoir que ça ne plaise pas à tout le monde, mais le livre est magnifique.
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Très beau billet et mes plus sincères félicitations pour l’organisation du Mois de l´Europe de l’Est! Je sens à travers vos mots comment ce roman est poignant et touchant… Et quel superbe titre! Au plaisir!
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Je l’ai chez moi ce roman, mais je n’ose pas. Il semble très dur et réaliste. Bref, je finirai bien par le sortir.
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Si ce billet y contribue, ce sera une belle récompense pour moi.
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Pour ma part, j’ai l’impression d’etre passée un peu a coté de ce roman quand je l’ai lu, peut-etre parce qu’on en a dit tellement de bien quand il est sorti en Hongrie. A l’époque, je m’étais demandé si c’était a cause de la traduction. En tout cas, tu me donnes envie de le relire.
Je te rejoins sur l’aspect ethnographique: il y a peu de romans qui s’attaquent avec un tel niveau de détail « local » a cette période finalement assez récente de l’histoire hongroise (malheureusement, encore beaucoup de gens en Hongrie continuent a vivre dans des conditions assez similaires, meme si ce n’est pas pour les memes raisons). Il y a un autre auteur, Pál Závada, aussi tres connu en Hongrie, qui a aussi écrit des romans assez ethnographiques sur le sud et l’est de la Hongrie, surtout autour des minorités slovaques qui s’y trouvent. Malheureusement il n’est pas traduit en francais ni en anglais, et comme ces livres sont truffés de mots slovaques, ce n’est pas facile en hongrois non plus. Je pense que l’un d’entre eux a été traduit en tcheque cependant.
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Merci pour ton commentaire. J’espère que tu auras plus de plaisir à la relecture ; à mon niveau, je n’ai pas eu de difficulté avec la traduction que j’ai trouvée bonne.
Je note Pál Závada, c’est exactement le type de livres qui nous intéresse – en tchèque, je vois qu’un titre traduisible par « L’oreille de Jadviza » est disponible. Je le note à l’instant sur ma liste, merci !
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Ma première contribution à la littérature des pays de l’est de l’Europe : Ivan Tourguéniev Pères et fils
https://claudialucia-malibrairie.blogspot.fr/2018/03/ivan-tourgueniev-peres-et-fils.html
C’est bien ici que l’on met les liens ?
Le livre dont tu parles a l’air effectivement dur, sans concession. Impossible d’échapper à cette misère. Pour le moment je n’en suis pas aux Hongrois. Dans ma liste de livres trouvés à la bibliothèque, j’ai les russes classiques et des tchèques.
Je publie un autre livre demain.
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Il vaut mieux mettre le lien sur la page présentant le mois de l’Europe de l’Est, mais pas de souci, je l’ai bien repéré et j’ai beaucoup apprécié ton billet
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Leskov : Lady Macbeth de village :
https://claudialucia-malibrairie.blogspot.fr/2018/03/nicolas-leskov-lady-mabecth-au-village.html
Bonne journée !
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