Gouzel Iakhina – Zouleikha ouvre les yeux

iakhinaPublié en Russie en 2015, et plébiscité par les lecteurs de ce pays, Zouleikha ouvre les yeux est le premier roman de l’écrivaine Gouzel Iakhina. Elle s’est inspirée de l’histoire de sa grand-mère tatare, exilée pendant 16 ans en Sibérie, pour écrire l’histoire de Zouleikha. Sans plus attendre, je vous invite à découvrir ce très beau roman paru récemment en France et récompensé par le magazine Transfuge comme le meilleur roman russe de 2017, sans oublier de mentionner ce qu’en dit Ludmila Oulitskaïa, qui a rédigé la préface :

Le roman Zouleikha ouvre les yeux est un magnifique début. Il a une qualité essentielle à la vraie littérature : il nous va droit au cœur. Le récit du destin de l’héroïne principale, une paysanne tatare à l’époque de la dékoulakisation, est empreint d’une authenticité, d’une véracité et d’un charme tels qu’on en rencontre rarement dans le flux considérable de la prose contemporaine de ces dernières décennies.

Région de Kazan en Russie Soviétique, 1930. Zouleikha est mariée depuis 15 ans à Mourtaza. De leur union sont nées quatre filles, toutes mortes en bas-âge. Dans un monde fait de religion, de superstition, de soumission de la femme envers l’homme, Gouzel Iakhina nous décrit les conditions âpres de la vie de Zouleikha, exploitée par son mari et surtout sa belle-mère qui la surnomme « poule mouillée ». C’est le sujet de la première partie du livre, extrêmement bien réussie, très visuelle et qui s’achève par la mort de Mourtaza et la déportation de Zouleikha en Sibérie.

Le lecteur suit ensuite la vie de Zouleikha dans le convoi des déportés, des koulaks mais aussi des « gens du passé », c’est-à-dire des membres de l’intelligentsia dont le régime veut se débarrasser. A un voyage éprouvant durant des mois, succède une installation précaire dans la taïga des survivants :

Les enfants furent les premiers à mourir. L’un après l’autre, comme s’ils jouaient au loup, les enfants du pauvre paysan coururent dans l’autre monde. (…) On enterrait les morts le long des rails, dans une fosse commune. Les passagers devaient la creuser, avec des pelles en bois, sous la menace des fusils. Parfois, ils n’avaient pas le temps de creuser ou de couvrir les corps de gravillons, que déjà les convoyeurs tonnaient : « Regagnez vos wagons ! » Ils devaient laisser passer les corps non recouverts, espérant que, lors d’un prochain convoi, il se trouverait de bonnes âmes pour les couvrir. Eux, quand ils trouvaient des tombes non comblées, s’en occupaient toujours.

Le roman se prolonge dans les années 30 quand un véritable village est créé ; il s’agit d’un goulag avec cantine, hôpital et dortoir. La vie s’y organise sous la houlette du commandant du camp, Ignatov, qui est aussi l’assassin de Mourtaza. Un des mérites du roman est l’intérêt historique qu’il représente : le témoignage d’une époque très dure où le régime excluait les ennemis du système, mais aussi s’attaquait à ses propres éléments à travers les purges (le chef d’Ignatov sera arrêté à Kazan pour trotskisme), où la réponse « On n’a pas reçu d’ordre » était donnée dans de nombreux cas, même quand Ignatov demandait pourquoi les détenus n’avait pas reçu à boire. La faim régna longtemps dans le camp en plus du froid et du travail forcé.

Un autre mérite réside dans les personnages qui sont autant de témoignages de la nature humaine : Ignatov, membre de la Guépéou de Kazan, défenseur du régime, n’en est pas moins intègre et s’humanise au fur et à mesure du roman. A l’inverse, Gorelov, un détenu sans scrupule se propose pour être le surveillant de son wagon et à la faveur de l’assouplissement de l’attitude du régime envers les détenus politiques, part combattre avec l’Armée Rouge avant de revenir dans le goulag comme commandant. Le professeur Wolf Karlovitz Leibe, reclus dans sa folie, s’ouvre à nouveau au monde en aidant Zouleikha à mettre au monde son 5ème enfant, un fils qui survivra ; il est l’archétype de la personnalité toute dévouée à son art, la médecine. Et bien sûr Zouleikha. Gouzel Iakhina nous offre à travers elle un très joli portrait de femme fragile, soumise, qui « ouvre les yeux », s’ouvre au monde, à l’amour (non seulement pour son fils) et s’avère une femme forte qui saura s’affranchir des liens qui la lient au passé :

Récemment, elle a soudain compris : c’est une chance, que le destin l’ait envoyée ici. Elle habite dans la petite chambre de l’hôpital, vit au milieu de gens qui n’appartiennent pas à sa famille, parle une langue qui n’est pas la sienne, chasse comme un homme, travaille comme trois, mais elle est bien. Pas heureuse, non. Mais : bien.

Au final, voici un très beau roman qui, pour reprendre une nouvelle fois Ludmila Oulitskaïa, « chante l’amour et la tendresse en plein enfer », que je vous conseille :

X d’acheter chez votre libraire

X d’emprunter dans votre bibliothèque

de ne pas lire

Zouleikha ouvre les yeux, de Gouzel Iakhina, traduit du russe par Maub Mabillard. Editions Noir sur Blanc, 2017. 480 pages.

Ce livre a été lu dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran, et soutient l’idée de Passage à l’Est de mettre les femmes – écrivaines de l’Europe de l’Est à l’honneur.

femmes écrivains d_europe centrale et orientale

 

16 réflexions sur “Gouzel Iakhina – Zouleikha ouvre les yeux

  1. Goran 17 mars 2019 / 09:44

    J’en ai entendu parler et ton article donne vraiment envie…

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    • Patrice 17 mars 2019 / 20:56

      Merci Goran. J’ai vraiment passé un très bon moment à le lire, je dois l’avouer 🙂

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  2. luocine 17 mars 2019 / 16:45

    très envie de le lire, allez zou ! dans ma liste.

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    • Patrice 17 mars 2019 / 20:56

      Merci ! J’espère qu’il te plaira autant qu’à moi.

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  3. mjo 17 mars 2019 / 17:38

    Idem pour moi. Disponible à la bibliothèque, je vais l’emprunter dès demain, à l’ouverture.

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  4. Passage à l'Est! 17 mars 2019 / 18:55

    Très tentant. Très, très tentant. Je crois que je l’ai déjà dit, mais je le redis: j’aime beaucoup ce que font les éditions Noir sur Blanc.

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    • Patrice 17 mars 2019 / 20:45

      Merci ! Et je souscris totalement à ton commentaire sur les éditions Noir sur Blanc. Ils ont sorti récemment 2 titres (Vladimir Maramzine – Un tramway long comme la vie et Leopold Tyrmand – Journal 1954) qui ont l’air très bien également.

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  5. Marilyne 18 mars 2019 / 17:45

    Ah, tu confirmes la tentation ! Misère, je l’ai noté depuis sa parution… Et puis aux éditions Noir sur Blanc, ce sont de beaux livres.

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    • Patrice 20 mars 2019 / 21:07

      N’hésite donc pas à l’acheter et à le chroniquer l’an prochain en mars 🙂

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