Scénariste et écrivaine tchèque née en 1930, Eva Kanturková a été membre du PC tchécoslovaque jusqu’en 1970. Elle s’est ensuite orientée vers la dissidence, faisant partie des signataires de la Charte 77 (pétition des opposants au régime ayant pour but de rappeler au gouvernement les engagements qu’il avait pris sur les Droits de l’Homme à Helsinki en 1975). Emprisonnée en 1981 pour des raisons politiques, elle nous fait part dans Les amies de la maison triste de la vie de ses co-détenues durant cette expérience pénitentiaire de 9 mois. Une immersion dans une prison de femmes de la Tchécoslovaquie de la normalisation, qui est devenu un classique en son pays.
Je n’ai rien à cacher de mon inculpation : deux Français, une femme et un homme, sont venus passer leurs vacances de Pâques en Tchécoslovaquie ; dans l’espace entre la tôle et la tapisserie des portes de leur voiture, ils avaient glissé des livres et des revues tchèques publiés à l’étranger. Sur dénonciation, probablement, ils ont été arrêtés à la frontière et inculpés. Parmi les livres trouvés, il y avait quelques paquets adressés à des destinataires déterminés, il y avait également quelques exemplaires de mon livre édité à l’Ouest, et une revue dans laquelle on pouvait lire mon feuilleton sur « Solidarité » en Pologne et sur Lech Walesa. C’est pourquoi on m’a mise en prison : article 98, alinéa 1, crime contre l’Etat, subversion de la République. Tarif : de trois à dix ans de détention.
Ainsi s’exprime Eva Kanturková sur les raisons qui l’ont conduite dans cette prison de Ruzyne, en banlieue de Prague. Nous sommes alors en pleine période de « normalisation », c’est-à-dire de reprise en main par les autorités, « aidées » par le grand frère russe, d’un pays qui avait eu des velléités libertaires à la fin des années 60. Elle est la seule prisonnière politique, les autres détenues étant de droit commun, et incarcérées pour des motifs très divers. L’auteur nous raconte pourquoi elles sont allées en prison, quel fut leur « crime » (s’il y en avait un), mais aussi leur histoire personnelle.
La première chose qui frappe est bien sûr les conditions de détention. Le droit de s’allonger sur son lit pendant la journée doit être prescrit par le docteur, sinon il est illégal. Les poux, la gale font partie du quotidien des détenues, qui pour nombre d’entre elles sont passées par des traitements contre les maladies vénériennes. Les draps étaient souvent sales, avec du sang et pour en avoir de meilleurs, il fallait payer les gardiens avec des fruits et légumes ou alors des cigarettes. Un système de troc qui s’étend au-delà de la prison pour irriguer l’économie du pays, comme le témoignage suivant :
Les leçons de Bôzi montraient l’étroite zone d’intérêts matériels de l’homme dans une société de consommation déformée par la pauvreté du régime socialiste : pour acquérir quelque chose, vous devez pouvoir offrir quelque chose d’autre en échange. A l’époque où Bôzi gérait le magasin de légumes, lorsqu’elle recevait des pêches, marchandise rare et demandée, elle mettait les cageots des meilleurs fruits à part, pour les échanger contre une belle viande à la boucherie ou bien contre les bottes d’hiver qu’on venait de recevoir dans le magasin de chaussures d’en face. Elle pouvait ensuite troquer ces dernières contre un service à thé en porcelaine demandé par une voisine en échange de… et ainsi de suite, à l’infini.
Mais, au-delà des privations, des odeurs et de la saleté, c’est la déshumanisation qui est à l’oeuvre, comme sur la jeune Libuska, mineure, qui a grandi partiellement dans des foyers quand sa mère était incarcérée :
Ainsi, il n’avait pas fallu plus de six mois pour transformer cette adolescente encore mineure en terreur de la prison. Le vilain petit canard un peu perdu était devenu une bagarreuse redoutée qui frappait la première, sans avertir, et en était fière. Libuska était enfin bien « endurcie », pour faire face à la vie qui l’attendait. (…) La haine du faible envers celui qui lui ressemble est mortelle. C’est une loi de la prison : il faut frapper le moins fort. C’est le meilleur moyen de se sentir fort soi-même.
Les « amies de la maison triste » se retrouvaient donc en prison pour de nombreuses raisons, allant du vol à la non-paiement d’une pension alimentaire :
Selon la loi, l’instruction n’est pas basée sur la recherche de preuves objectives contre l’accusé, mais sur l’aveu de sa culpabilité et sur les témoignages à charge. Comme le disent les prisonniers : « L’aveu représente une circonstance atténuante et une peine assurée ».
On y croise ainsi Andy, une jeune tzigane, qui est passée par des camps de travail où l’on fabriquait des bijoux (revendus bien chers dans les quartiers chics de Prague), Madame Helenka qui souffre de problèmes psychiques et s’invente un passé. Ou encore Helga, une « masse de viande et de graisse », qui est dès le début soupçonnée par l’auteure d’être là pour glaner des indiscrétions sur le réseau des dissidents. Il y a des portraits attachants, comme Denise qui savoure le temps présent, aime tout simplement les hommes, et se mit à voler pour leur offrir des cadeaux. Ou encore Nadia qui, pour fuir un mariage malheureux, eut un amant et fut finalement dénoncée par son mari. Au-delà de ses histoires, de la vie dans ce pays, le lecteur est interpellé par les enfances difficiles qui sont souvent un dénominateur commun aux détenues, mais aussi par la condition difficile faite aux femmes, les poussant à l’extrême dans leur comportement :
Toutes les femmes emprisonnées sont névrotiques, explosives, pleurnicheuses et agressives.
écrit ainsi Eva Kanturková.
Dans cette maison triste, subistent des rayons de soleil. L’entraide reste là, à l’image de cette action « Tout pour Yura », un jeune militaire dépressif qui souhaitait se suicider, et que les détenues se sont évertuées à soutenir par des lettres d’amour et des communcations via les cabinets.
C’est un livre fort qui, je le pense, saura toucher les lecteurs, en premier lieu peut-être les lectrices. Je vous conseille :
X d’acheter ce livre chez votre libraire ou bouquiniste
X de l’emprunter dans votre bibliothèque
de lire autre chose
Les amies de la maison triste, de Eva Kanturková, traduit du tchèque par Katia Krivanek avec la collection d’Alena Vacek. L’Âge d’Homme, 1991, 273 pages.
Ce livre a été lu dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran, et soutient l’idée de Passage à l’Est de mettre les femmes – écrivaines de l’Europe de l’Est à l’honneur.
Que d’horreurs ont connues ces pays et pourtant certains restent nostalgique du communisme !
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C’est exactement ce que je me dis en lisant tous ces livres qui évoquent le communisme et ses victimes.
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même si aujourd’hui le pays a changé de nom pour moi cela reste la Tchécoslovaquie où je me trouvais le 21 Aout 1968 je jour de mes 18 ans et le jour de l’entrée des Russes !! un souvenir inoubliable, nous avons été raccompagné à la frontière par la police ça ne s’oublie pas
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Je suis impressionné par ton témoignage, c’est incroyable d’être là bas à ce moment-là. Tu as dû être complètement abasourdie d’assister à cela. Vous vous êtes senties en danger ? Comment avez-vous été prises en charge à ce moment là ?
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Un témoignage visiblement très fort, je note! C’est dur aujourd’hui de s’imaginer ce que ça pouvait être de vivre dans une telle société pour ceux et celles qui refusaient de taire leurs opinions.
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