On ne sort pas indemne d’un livre de Svetlana Alexiévitch. Si j’ai encore en tête certains passages de La supplication, son livre consacré aux victimes de la catastrophe de Tchernobyl, nul doute qu’il en sera de même pour Derniers témoins. Fidèle à sa méthode d’interviews, l’auteure est allée de 1980 à 2004 à la rencontre d’hommes et femmes qui étaient enfants lors de la Seconde Guerre Mondiale sur le front de l’Est. 101 témoignages émouvants, glaçants sur la Grande Guerre patriotique vécus à hauteur d’enfant. Tout simplement bouleversant.
Longtemps, j’ai attendu papa. Toute ma vie…
La construction de Derniers témoins est basée sur un cadre identique pour les 101 témoignages : un titre de chapitre reprenant une phrase de la personne interviewée, le nom et le prénom de cette dernière, ainsi que son âge lors des événements racontés et puis son activité professionnelle actuelle. Ensuite, plusieurs pages dans lesquelles Svetlana Alexiévitch retranscrit le vécu de ces enfants rattrapés par la guerre.
Il y a tant à dire. L’un des aspects les plus frappant est l’absence de père ou de mère, ou encore des deux. Plusieurs enfants sont même témoin de la mort d’un parent, souvent la mère, en raison de bombardements, d’exécutions. C’est le cas de Gelia, 6 ans :
Pour moi, c’est resté lié : la guerre, c’est quand papa n’est pas là… Après, ce dont je me souviens : un ciel noir et un avion noir. Maman est couchée au bord de la grand-route, les bras écartés. Nous, on veut qu’elle se lève, mais ça ne marche pas. Pas moyen de la faire bouger. Des soldats l’enveloppent dans une bâche et l’enterrent dans le sable, là sur place. Nous, on crie, on les supplie : « Ne mettez pas notre maman dans un trou. Elle va se réveiller et on s’en ira ».
Souvent, les maisons sont brûlées par les Allemands, partis traquer les communistes et les partisans. Dans ce contexte, les conséquences sont bien évidemment fortes pour les enfants. Elles se traduisent physiquement : des cheveux qui blanchissent soudain, la cécité, un bégaiement qui restera jusqu’à l’âge adulte, la perte de parole ; mais aussi pour l’une des jeunes dans l’impossibilité ultérieure de fonder une famille, la peur des jeunes soldats ne l’ayant jamais abandonnée… Sans oublier des phobies comme la peur de regarder dans le ciel, à cause des avions et du danger qu’ils représentaient.
Le bonheur, ça ne marche pas avec moi. Il me fait peur. J’ai toujours l’impression que ça va s’arrêter, là, tout d’un coup. Ce « tout d’un coup », je l’ai enraciné en moi ! Une terreur d’enfant…
Certains enfants sont placés dans des maisons d’enfants, et leur recherche de tendresse est sans limite.
Ainsi, le tribut payé par les enfants dans cette guerre est lourd. Ils sont également employés par les Allemands pour marcher en tête d’une colonne au cas où des mines joncheraient le sol, pour donner leur sang ou comme main d’oeuvre. Les plus grands sont réquisitionnés pour l’effort de guerre dans les champs et les usines.
Un des aspects qui revient souvent dans l’ouvrage est la faim. Une faim omniprésente que l’on retrouve chez Zina, 8 ans, Marlen, 11 ans et Ania, 12 ans :
C’est la nature qui nous sauvait, on était des genres de ruminants. Au printemps, dans un rayon de plusieurs kilomètres autour de la maison d’enfants, il n’y avait pas un seul arbre en fleur : on avait liquidé tous les bourgeons, arraché la jeune écorce. On mangeait de l’herbe, toute ce qui poussait jusqu’au moindre brin.
Je me rappelle la nourriture de l’année 43 : pour la journée, une petite cuillerée de lait cuit au four, un petit bout de pain, une betterave ; l’été, de la soupe d’écorces de pastèques. On nous montrait le film Mars – avril où on racontait comment nos éclaireurs faisaient de la bouillie à base d’écorces de bouleaux. Les filles de la maison avaient aussi appris à en faire.
Après le blocus… j’ai fait l’expérience : je sais que l’homme peut manger n’importe quoi. Les gens mangeaient même de la terre… Sur les marchés, on vendait de la terre des entrepôts Badaïev qui avaient été incendiés et étaient en ruine. La plus prisée était celle où avait coulé de l’huile de tournesol ou celle imprégnée de confiture brûlée. L’une et l’autre se vendaient cher. (…) Les parcs de Leningrad, eux, étaient gratuits et on a eu tôt fait de les dévorer. Prendre du plaisir à regarder des fleurs… A simplement les regarder… je n’ai appris que récemment… Des dizaines d’années après la guerre…
Alors que les enfants vivaient une enfance joyeuse avant 1941, celle-ci s’est brusquement arrêtée lors de l’invasion allemande. Plusieurs mentionnent le dernier jour de paix et l’insouciance qui prévalait ; les gens ne croyaient pas à la guerre et étaient sûrs que l’armée allait de toute façon réagir et Staline intervenir. La guerre et la mort s’immiscent dès lors dans la vie de chacun. Le témoignage d’Edouard, 11 ans, est très révélateur de cela :
Au village où se trouvait notre détachement de partisans, un vieux était mort. Justement celui chez qui je logeais. On s’occupait de l’enterrement, quand un gamin de six, sept ans s’est pointé et a demandé :
« Pourquoi il est couché sur la table, grand-père? »
On lui a répondu : « Ton grand-père est mort… »
Le garçon était sidéré :
« Comment ça, mort ? Y a pas eu de coups de feu, aujourd’hui ! »
Il était tout jeune, mais ça faisait déjà deux ans qu’il entendait dire qu’on mourait quand il y avait des coups de feu. Ça m’est resté…
Une guerre qui détermine finalement tout, même les conditions d’apprentissage des enfants :
Quand j’ai été guérie, on a compté, avec maman : j’avais neuf blessures par balles. C’est comme ça que j’ai appris à compter : deux balles à une épaule et deux à l’autre, ça fait quatre. Deux à une jambe et deux à l’autre, ça fait huit. Et un impact au cou. Ça fait neuf.
Je comptais les bombes. Une, deux… sept… C’est comme ça que j’ai appris à compter.
Je souhaiterais néanmoins terminer ce billet avec une lueur d’espoir. Ca et là, au fil des histoires, il y a également beaucoup d’humanité, d’entraide, comme cette famille qui héberge une petite juive au péril de sa vie.
C’est un livre à ne pas mettre entre toutes les mains, je le concède volontiers ; mais c’est un livre majeur où des événements parfois bien connus retrouvent une personnalisation qui touche fortement le lecteur. Je vous conseille donc :
X d’acheter ce livre chez votre libraire ou bouquiniste
de l’emprunter dans votre bibliothèque
de lire autre chose
Derniers témoins, de Svetlana Alexiévitch, traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard. 10/18, 2016, 408 pages.
Ce livre a été lu dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran, et soutient l’idée de Passage à l’Est de mettre les femmes – écrivaines de l’Europe de l’Est à l’honneur.
J’ai beaucoup aimé « la fin de l’homme rouge » de cette auteure. Je lirai certainement celui-ci, je le mets dans ma liste à lire. (Elle est très longue!)
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Heureux de voir que tu l’introduis sur ta liste. N’oublie pas d’y ajouter « La Supplication » de la même auteure !
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Ce sont des témoignages terribles. je n’ai pas encore lu cette auteure mais cela viendra.
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Oui, je me suis rendu compte en relisant la chronique que les extraits choisis sont assez terribles… mais ils reflètent les destins croisés. C’est le 3ème livre que je lis d’Aléxiévitch, et je me réjouis de continuer à découvrir son oeuvre. Le Nobel est mérité!
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Qu’est-ce que j’aime moi aussi le travail de cette auteure ! La fin de l’homme rouge (sans doute mon préféré à ce jour) m’avait bouleversée et comme tu l’évoques, il m’avait hantée pendant longtemps… J’ai lu également La supplication et La guerre n’a pas un visage de femme, tout deux passionnants et glaçants, en effet. J’ai Les cercueils de zinc sur ma PAL (tiens, je l’ai oublié, celui-là, pour le Mois de l’Europe de l’Est…) mais je note ce titre, qui semble très fort..
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c’est un de ceux de l’auteure que je n’ai pas lu, je suis certaine de sa qualité et ton billet renforce cela encore s’il en était besoin
une femme d’exception par sa capacité d’écoute et de retransmission
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Exactement, et cela me surprend toujours à chaque fois que je lis un livre d’elle. Elle arrive à retranscrire le destin des personnes qu’elle croise avec une telle force qu’on ne les oublie pas.
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D’après les extraits, c’est une lecture vraiment forte et bouleversante … Le mot « alléchant » n’est pas approprié à des thèmes aussi durs mais en tout cas ça donne envie d’en savoir plus.
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Oui, et si tu n’as jamais rien lu d’elle, je te conseille La Supplication, qui reste celui que je conseillerais en premier lieu.
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Ah d’accord, c’est noté ! Merci de ce conseil !
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Je vais être à contre-courant, car j’ai lu ce livre et plusieurs autres de Svetlana Alexiévitch et je n’ai vraiment pas accroché, mais alors vraiment pas.
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Pas de problème, Goran, on a le droit de ne pas aimer 🙂
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J’ai pourtant essayé 🙂
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On ne va pas se désabonner de ton blog à cause de ça… 😉
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J’espère bien 🙂
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j’ai plusieurs livres de l’auteure dans ma PAL notamment « La fin de l’homme rouge » mais je recule sans cesse le moment de l’aborder …
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Il ne faut pas ! Quel que soit le livre que tu lis d’elle, le style est très abordable. Ca ressemble un peu à un reportage, mais elle arrive à faire parler les gens d’une façon si juste, qu’elle embarque toujours le lecteur avec elle.
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Quels témoignages terribles… J’aimerais savoir comment le livre a été reçu en ex-URSS à sa sortie car il me semble avoir lu qu’en général toutes les souffrances et les morts avaient été balayés de l’espace public pour ne montrer que l’aspect glorieux.
En tout cas ca semble contraster avec La guerre n’a pas un visage de femme, dont j’ai plutôt gardé le souvenir de femmes qui mettaient en avant leur courage et leur dévouement à la gloire de l’URSS.
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C’est un point intéressant. Dans ce livre, l’aspect glorieux n’est pas oublié, on croise certains personnages qui ont décidé d’aller se battre pour défendre leur patrie, mais pas seulement.
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