Sacha Filipenko – Croix rouges

Pour débuter ce mois dédié à la littérature d’Europe Centrale et Orientale, je vous propose de continuer à découvrir l’œuvre du jeune auteur russophone et biélorusse Sacha Filipenko, que j’avais déjà chroniqué l’an dernier via son dernier livre La traque. Dans Croix Rouges, une vieille dame s’épanche auprès de son jeune voisin… L’occasion pour l’auteur de nous livrer un roman fort sur la mémoire de son pays au XXème siècle.

Si seulement ! En réalité tout était beaucoup plus complexe. Si l’être humain a vraiment réussi en un domaine, c’est dans l’art de s’arranger avec lui-même.

Quand Sacha, jeune arbitre de football, emménage dans un nouvel immeuble, il n’a qu’un objectif, tourner une page de sa vie douloureuse et surtout n’être importuné par personne. C’est donc avec un profond dépit qu’il voit Tatiana Alexievna, une nonagénaire, atteinte d’Alzheimer et qui se sait condamnée, commencer à lui narrer son histoire. C’est elle qui met des croix rouges (à l’origine du titre) sur sa porte, pour être sûre de se repérer dans l’immeuble.

Née en Angleterre, elle est rentrée en Union Soviétique car son père voulait participer à l’édification du monde nouveau. Elle travailla au Commissariat des Affaires Etrangères, son mari dut partir combattre durant la Seconde Guerre Mondiale. Et c’est là que sa vie prendra une tournure tragique que l’on découvre tout au long du livre, entrecoupé par l’histoire personnelle de Sacha.

Dans ce livre, la critique du régime est également omniprésente : les secrets d’Etat, la personnalité de Staline, les exactions du Régime envers son propre peuple dans les camps mais pas seulement (et l’exemple de la vie de Tatiana en est malheureusement une réelle illustration), ou encore l’absence de réponse du gouvernement soviétique aux lettres adressées par la Croix Rouge, sans oublier les collusions avec le régime nazi :

N’est-ce pas charmant ? Il est criminel de lutter contre le nazisme ! Nos diplomates avaient bien assimilé la leçon et, quand l’armée allemande est entrée dans Paris, ils sont allés accueillir les troupes hitlériennes. (…) C’était un homme droit, un vrai communiste et antifasciste. Quand il était question d’Hitler, il ne mâchait pas ses mots, et il en a payé le prix. Ayant appris qu’un personnage officiel en France dépassait les bornes, Moscou a rappelé son diplomate, qui fut aussitôt arrêté. Il a été condamné à cinq ans pour « état d’esprit antigermanique ». Et savez-vous quand ? En septembre 1941 ! Les nazis étaient devant Moscou et nous mettions nos diplomates en prison parce qu’ils avaient mal parlé d’Hitler.

L’un des aspects du livre qui m’a le plus frappé, c’est l’importance de la mémoire : mémoire collective d’un peuple qui a tendance à oublier les exactions et mémoire individuelle, bien sûr. A un moment dans le livre, Sacha et Tatiana se rendent à une manifestation contre la construction d’une autoroute à l’endroit où se situe un mémorial dédié aux victimes de la Guerre. C’est une lutte pour que ces traces ne s’effacent pas, tout comme la lutte vaine que mène Tatiana, qui finalement trouvera en son jeune voisin un passeur de mémoire.

De temps en temps, derrière la baraque, il manquait des morceaux à certains cadavres frais. (…) Parfois, après avoir bu, le chef du camp organisait une attraction, toujours la même. Il prenait une pelle, y jetait un morceau de viande avariée et sortait dans la cour. Chaque détenue pouvait quitter sa « plus-huit », se traîner à genoux jusqu’à la pelle et couper avec ses dents le plus gros morceau qu’elle pouvait. (…) Je pensais que le plus effrayant, ce n’était pas que des détenues épuisées essayaient d’arracher un morceau de viand avec leurs dents, c’était que si nous ne changions rien, si le monde restait dans l’ignorance de ces horreurs, dans cinquante ans se cristalliserait un homme qui mangerait dans une pelle de par sa propre volonté. Et s’il n’y a ni douloureuse prise de conscience, ni repentir de la part de ce pouvoir, cet homme fera la queue devant une pelle pleine de blinis et sera heureux, il y mangera avec plaisir, car un tel homme n’est pas prisonnier dans un camp, mais en lui-même.

Vous le constatez à la lecture de l’extrait ci-dessus, ce sont des interrogations universelles qui émergent du livre : sur la condition humaine, la conscience personnelle. Cela nous donne au final un récit dense, mis en valeur par une plume acérée, qui confirme Sacha Filipenko parmi les écrivains de langue russe à suivre ! Je vous conseille de :

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Croix rouges,  de Sacha Filipenko, traduit du russe par Raphaëlle Pache. Editions des Syrtes, 2018, 220 pages.

Ce livre a été lu dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.

15 réflexions sur “Sacha Filipenko – Croix rouges

    • Patrice 2 mars 2021 / 19:47

      Oui, les deux livres ont été un très bon moment de lecture !

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    • Patrice 2 mars 2021 / 19:49

      Merci ! C’est vrai que la Biélorussie est peu connue, même si les événements de ces derniers mois l’ont remise sur le devant de la scène. En tout cas, ce livre est une belle découverte.

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    • Patrice 2 mars 2021 / 19:51

      Tu as bien raison :-). Et ce n’est pas le dernier livre de cette maison d’édition que j’aurai l’occasion de chroniquer en mars !

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  1. Ingannmic 2 mars 2021 / 15:53

    Je rejoins Marilyne, les titres de cette maison sont très attrayants, et ses acteurs impliqués auprès des lecteurs (j’avais été contactée une de ses interlocutrices par mail suite à un billet sur Tatiana Tibuleac pour recevoir un autre de ses titres, sans aucune obligation en contrepartie, ce sera d’ailleurs ma première participation au mois de l’est 2021)..
    En tous cas, ton article donne envie de découvrir cet auteur.

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    • Patrice 2 mars 2021 / 19:57

      C’est une belle façon de faire connaître leur catalogue. Je me réjouis de découvrir ton billet sur Tatiana Tibuleac !

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  2. luocine 2 mars 2021 / 16:50

    un premier article sur un sujet très fort ! je crois que le passage que tu donnes dans ton billet va un peu me refroidir pour la lecture. Je dois me faire un peu violence pour lire des romans sur des sujets qui, je le sais, me rendent triste. Mais bon je ne vais pas pour autant ne lire que des romans d’amour !

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    • Patrice 2 mars 2021 / 19:59

      Je comprends tout à faire ton commentaire en relisant le passage en question ; rassure-toi, il n’y a pas que ça dans le livre.

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  3. Eve-Yeshé 3 mars 2021 / 14:05

    vu ton enthousiasme, je le note le livre et l’auteur
    pour la Bielorussie ma culture est limité et j’ai une allergie à Loukachenko qui explique ma résistance… Je plaisant bien sûr 🙂

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  4. Lilly 4 mars 2021 / 17:27

    Un livre qui semble aussi bouleversant qu’essentiel. Je lorgne aussi beaucoup du côté des éditions des Syrtes depuis que la Russie est l’une de mes destinations littéraires préférées. J’ai le journal d’Anna Dostoïevski et j’espère aussi lire « Les Petrov » dont les premières pages sont cocasses. Mais on verra, je finis mon Szabo et j’hésite aussi à me lancer dans un autre hongrois ou à faire escale en République Tchèque…

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  5. laboucheaoreille 6 mars 2021 / 08:46

    Belle chronique, très intéressante sur le plan historique ! Le dernier extrait est très dur mais il donne à réfléchir. Merci de m’avoir fait découvrir cet écrivain ! Je n’ai jamais lu d’auteur de Biélorussie.

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