Artem Chapeye – Loin d’ici, près de nulle part

Ecrivain et journaliste ukrainien, Artem Chapeye (de son vrai nom Anton Vasilyovich Vodyanyi) a fait l’objet de plusieurs articles dans les journaux français ces derniers mois, car il est allé rejoindre les rangs de l’armée ukrainienne pour combattre l’envahisseur russe. Dans Loin d’ici, près de nulle part, il met en scène une famille ukrainienne dont les membres choisissent de s’exiler pour offrir un avenir meilleur à leurs enfants.

Le livre est scindé en 4 parties. Dans la première, nous faisons connaissance avec Youra et Olia Tkatchouk, qui vivent avec leurs deux enfants dans la ville de Bily Sad. La situation économique est difficile pour eux et Youra se décide finalement à partir aux Etats-Unis avec un visa touristique de 6 mois ; le lecteur suivra ses pérégrinations dans la ville de La Nouvelle-Orléans dans ce qui constituera la seconde partie intitulée « Un doorman ». Malgré ses ambitions, il se retrouve comme bénévole pour nettoyer des maisons détruites par les inondations, ce qui lui procure au moins un logement, et travaille au noir comme portier. Le récit alterne entre la vie de Youra aux Etats-Unis et celle de la famille restée à Bily Sad (et particulièrement le fils Serhii, adolescent rebelle).

Dans la troisième partie, c’est au tour d’Olia de partir cette fois en Italie où elle travaillera comme « badante », s’épuisant à s’occuper de deux vieilles dames grabataires :

Olia comprit dès le premier jour pourquoi les femmes du minibus s’étaient plaintes du fisso et ce que c’était. Fisso signifiait qu’à présent son temps n’était plus partagé entre les heures de travail et de repos. C’était une badante, autrement dit une auxiliaire de vie. Elle s’occupait seule des babas et travaillait donc 24h/24. Avec une demi-journée de congé par semaine.

Le roman se termine enfin sur une partie intitulée « Les loups blancs » et consacrée au fils aîné. Ces « loups blancs » sont des groupes xénophobes qui s’attaquent aux migrants en Ukraine et que Serhii a rejoint.

Voilà pour la structure du livre. Qu’en penser ? Beaucoup de bien, car c’est d’abord un livre relativement riche par l’histoire et les thèmes qu’il développe, mais très accessible à lire. Artem Chapeye a un style très direct, et le lecteur est facilement embarqué dans le quotidien de Youra aux Etats-Unis et d’Olia en Italie. Quant aux thèmes, ils sont nombreux :

  • tout d’abord, la situation en Ukraine n’est pas enjolivée : économiquement, le pays est aux mains des oligarques et l’emploi est précaire pour les classes moyennes. Youra et Olia ont tous les deux fait des études supérieures mais ne peuvent trouver ou garder d’emploi satisfaisant pour subvenir à leurs besoins ;
  • le pays est de plus animé par des groupes qui s’en prennent ici aux Afghans, là aux Syriens, enfin à ceux qui viennent d’ailleurs ; des activités nourries par un patriotisme exacerbé ;
  • Artem Chapeye ne se limite pas à une critique de son pays. Il décrit très bien que la même situation s’applique ailleurs : aux Etats-Unis, ce sont les Mexicains et autres Sud-Américains qui sont rejetés. En somme, on est toujours l’étranger d’un autre ;
  • la misère pousse les gens à s’exiler et ils viennent de partout pour trouver leur chance et améliorer leur situation. Youra et Olia ont fait tous les deux des études supérieures et pensent que leur situation n’est pas comparable aux autres :

Mais ma situation est complètement différente, s’interrompit Olia. Je ne suis ni asiatique ni africaine. Je ne suis pas une potentielle migrante. J’ai fait des études supérieures. J’ai vingt ans d’expérience et un poste permanent mentionné dans mon livret de travail. Je suis titulaire d’un diplôme sur les orbites géostationnaires des satellites.

  • au final, l’exil pour aider la famille se transforme en une entreprise conduisant à son éclatement.

On ressort certes assez désabusé de Loin d’ici, près de nulle part (qui résume finalement bien la situation de Youra et Olia), qui m’a rappelé par certains côtés l’excellent « La fatigue du matériau » de l’écrivain tchèque Marek Šindelka ; mais l’on se dit que cette littérature a le pouvoir de décrire des réalités de notre monde contemporain comme nul autre.

En conclusion :

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Loin d’ici, prés de nulle part, d’Artem Chapeye, traduit de l’ukrainien par Justine Donche-Horetska. Editions Bleu & Jaune, 223 pages, 2022.

Lecture dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.

20 réflexions sur “Artem Chapeye – Loin d’ici, près de nulle part

    • Patrice 28 mars 2023 / 10:02

      J’espère qu’il te plaira davantage que « La réparation du monde » 🙂

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  1. Doudou Matous 27 mars 2023 / 05:37

    Ce roman semble captivant. En lisant ton résumé et les thèmes abordés, j’ai pensé à plusieurs choses. Au sujet des aides familiales d’origines étrangères qui s’occupent des personnes âgées en Italie, par exemple. Le thème est abordé dans « Quand je reviendrai » de Marco Balzano. Le groupe xénophobe appelé les Loups blancs n’est pas sans rappeler les ultranationalistes turcs : les Loups gris. Les oligarques ont pris un temps le pouvoir en Russie aussi (avant Poutine). Cela est bien décrit dans le roman de Giuliano da Empoli, « Le mage du Kremlin ».

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    • Patrice 28 mars 2023 / 10:16

      Merci beaucoup pour ton commentaire et les compléments que tu apportes. Je note ce livre de Marco Balzano ; quant à « Le mage du Kremlin », je me dis que c’est un titre à lire absolument !

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    • Patrice 28 mars 2023 / 10:14

      La même chose pour moi, et derrière ce joli mot se cache une réalité qui n’est pas flatteuse…

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  2. jostein59 27 mars 2023 / 07:41

    Je ne m’attendais pas à une vision critique de son pays. C’est courageux et honnête. Le racisme et la manipulation des plus riches sont une plaie en tous lieux

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    • Patrice 28 mars 2023 / 10:14

      Exactement. Notons néanmoins que ses écrits datent d’avant la guerre avec la Russie.

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  3. An 27 mars 2023 / 17:24

    Je prends note de ce livre qui a l’air de valoir vraiment la peine! Toutes les thématiques abordées m’intéressent. Un grand merci pour ce partage!

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    • Patrice 28 mars 2023 / 10:12

      Avec plaisir, je crois que tu ne seras pas déçue, ce fut une belle découverte pour moi !

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    • Patrice 28 mars 2023 / 10:12

      Merci pour ton commentaire !

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  4. PatiVore 28 mars 2023 / 10:02

    Oh, je le note, en plus j’aime bien ce que les éditions bleu et jaune publient, merci pour la découverte et la belle note de lecture 🙂

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    • Patrice 28 mars 2023 / 10:11

      Bonne idée ; je suis d’accord avec toi sur les Editions Bleu & Jaune. Cette année, nous avons découvert Chapeye, Balko (plus mitigé), mais surtout Mornstajnova qu’Eva va bientôt chroniquer.

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  5. Livr'escapades 28 mars 2023 / 15:34

    J’ai lu il y a quelques jous à peine un roman bouleversant paru dans cette ME que je découvre et celui-ci me tente bien.

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    • Patrice 31 mars 2023 / 06:13

      J’en ai entendu parler et j’attends la publication de ta chronique. Celui-ci est, je pense, moins émouvant, mais je te conseille de le découvrir aussi.

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  6. Le Doré 2 avril 2023 / 06:21

    Je découvre votre blog qui est passionnant . Merci

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    • Patrice 2 avril 2023 / 16:41

      Merci beaucoup pour ce très gentil commentaire et à bientôt ! Patrice

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  7. allylit 2 avril 2023 / 09:01

    Ce roman offre une vision sans concession de l’Ukraine, et de l’exil, je l’ai beaucoup aimé !

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