Lorina Bălteanu – Cette corde qui m’attache à la terre

Si la littérature moldave était pour moi associée principalement avec Tatiana Țîbuleac, dont j’avais lu et chroniqué sur ce blog Le jardin de verre, il est intéressant de voir apparaître désormais l’écrivaine Lorina Bălteanu et son premier roman Cette corde qui m’attache à la terre, qui, par son sujet et la narration, n’est pas sans rappeler l’ouvrage de sa compatriote.

Nous sommes dans la Moldavie communiste des années 70, la narratrice est une fille qui semble consigner dans son journal tout ce qu’elle voit et ressent, depuis sa naissance qu’elle imagine jusqu’à l’adolescence. Elle y évoque de nombreuses anecdotes du quotidien tournant autour de sa famille : la mort du cochon, la cousine qui débarque dès que sa tante s’entiche d’un nouvel amour, le père qui déambule avec sa hache pour effrayer les prétendants de ses soeurs, ou encore cette soeur qui prend des somnifères pour des bonbons et dort deux jours et deux nuits avant de se réveiller… Autour de cette famille gravitent des figures pittoresque comme la vieille Dochia, une guérisseuse, l’excentrique tante Muza ou encore la bibliothécaire Raïa. Néanmoins, la grande affaire de la narratrice n’est pas son village, mais, comme elle le dit, de « partir dans le vaste monde ». Les rêves constituent son échappatoire, elle se construit un monde à elle.

Surtout quand on a beaucoup de rêves, comme moi. Il y a deux sortes de rêves – ceux aux yeux ouverts et ceux aux yeux fermés. Les premiers sont comme des ballons gonflés qu’on tient au bout d’un fil pour se promener avec dans le noir, comme à la parade. On peut les lâcher quand on veut, on peut les dégonfler et les mettre dans sa poche pour les regonfler quand on en a envie. Ceux aux yeux fermés, on est carrément dedans et on ne peut pas s’en sortir, ni en faire ce qu’on veut. Moi, j’aime tous mes rêves et je ne veux pas les mélanger avec ceux de mes frères. Sur le coffre, je pourrais tirer l’édredon sur ma tête et rêver toute la nuit autant que je veux.

Rêver d’une vie ailleurs, comme celle de la tante Muza à Bucarest, pour être enfin comprise également, car à lire les pages, on perçoit la solitude intérieure qui l’habite. Elle eut une période où elle ne parlait plus, mais à quoi bon parler si on ne l’écoute pas. On a l’impression qu’elle est de trop, et elle a du mal elle-même à exprimer ses sentiments.

Notre jeune institutrice, venue en stage, nous a expliqué que le 8 Mars était la Journée de la femme et que nous devions porter la fleur à la maison pour rendre hommage à nos mères. Leur dire que nous les aimions. Moi, je n’avais jamais dit des paroles aussi tendres à ma mère et cette fois-ci encore, je ne savais pas plus comment les lui dire. D’autant que ma tulipe était vilaine et blanche. Les tulipes qui poussaient chez grand-mère, à partir des bulbes que ma tante avait apportés de la ville, étaient rouges comme le sang humain. C’est pourquoi, sans trop hésiter, je me suis entaillé le majeur avec une lame et j’ai peint ma tulipe en rouge. Avec du sang. Pour que maman comprenne combien je l’aime, sans que j’aie à le lui dire avec des mots.

Cette corde qui m’attache à la terre possède une tonalité propre, et l’on ne peut que s’attacher à cette narratrice, qui sait être tour à tour facétieuse, rêveuse, émouvante, et évoque parfois sans en comprendre toute leur signification des thèmes graves comme la déportation en Sibérie qui fut le lot de plusieurs des habitants.

Je vous conseille en conclusion :

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de lire autre chose

Cette corde qui m’attache à la terre, de Lorina Bălteanu, traduit du roumain par Marily Le Nir. Editions des Syrtes, 2024. 200 pages.

14 réflexions sur “Lorina Bălteanu – Cette corde qui m’attache à la terre

  1. Avatar de nathalie nathalie 12 avril 2024 / 07:52

    Je l’avais noté (la presse ? Le blog de Passage à l’est ?) mais ce billet me conforte dans mon impression. Je pense que ça me plaira bien.

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    • Avatar de Patrice Patrice 16 avril 2024 / 19:43

      Très heureux de voir que cet avis conforte les précédents. Bonne lecture donc !

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  2. Avatar de Sacha Sacha 12 avril 2024 / 08:55

    Allylit l’a aimé aussi et ce que tu en dis achève de me convaincre. Au passage, je découvre que la langue parlée en Moldavie est le roumain (je débarque :-D), l’appellation « moldave » étant considérée comme pro-russe mais désignant la même chose. J’ai bien des choses à découvrir sur la Moldavie donc !

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    • Avatar de Patrice Patrice 16 avril 2024 / 19:50

      Alors, ce titre sera une bonne entrée en matière pour toi, même si le pays et son histoire sont seulement légèrement perceptibles en arrière-plan ! C’est une zone complexe, quand on pense à la Transnitrie qui abrite des bases russes…

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    • Avatar de Patrice Patrice 16 avril 2024 / 19:51

      Oui, cette corde est mentionné dans le livre au sens propre, et bien évidemment, à lire le roman, on se rend compte que cette phrase peut être comprise au sens figuré.

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  3. Avatar de je lis je blogue je lis je blogue 12 avril 2024 / 15:54

    Je suis un peu mitigée. Le contexte historique m’intéresse vivement mais j’ai un peu de mal avec les romans à hauteur d’enfants. Et puis, l’extrait au sujet de la rose et du sang me refroidie beaucoup. J’ai sans doute tort.

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    • Avatar de Patrice Patrice 16 avril 2024 / 19:59

      L’extrait sur la tulipe n’est pas représentatif du livre tout entier, mais il y a certains de ces moments où l’on sent toute cette souffrance, cette impossibilité de parler – et que je trouve ici très bien restitués. Si tu cherches davantage le contexte historique, ce livre n’est peut-être pas le plus adapté. Merci pour ton commentaire !

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    • Avatar de Patrice Patrice 16 avril 2024 / 20:00

      N’est-ce pas ? On fait toujours de belles découvertes dans leur catalogue 🙂

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  4. Avatar de luocine luocine 15 avril 2024 / 14:04

    je suis en pleine lecture d’un livre sur les horreurs du communisme, c’est vraiment une tragédie pour ces pays.

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    • Avatar de Patrice Patrice 16 avril 2024 / 20:02

      Oui, je ne puis qu’acquiescer. La Moldavie est vraiment en première ligne désormais avec de plus la présence russe en Transnistrie.

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  5. Avatar de cleanthe cleanthe 17 avril 2024 / 17:55

    Tu ouvres là avec ce billet un univers culturel qui m’est complètement inconnu. Je n’ai jamais lu de livre moldave. Je crois même que je ne saurais pas en nommer un seul auteur. Je note donc ce titre, qui me semble en plus être un très beau livre.

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