Voyages au bout de l’Europe – Karl-Markus Gauss

L’écrivain autrichien Karl-Markus Gauss est parti en 1999-2000 à la rencontre de populations européennes, que l’on pourrait qualifier de minorités ; qu’il s’agisse de slaves en Allemagne, d’Albanais en Italie, d’Aroumains en Macédoine, de Juifs Séfarades à Sarajevo, ou encore d’Allemands en Slovénie, le livre Voyages au bout de l’Europe montre à quel point l’Europe est une mozaïque de peuples qui ne se réduit pas à un ensemble d’Etats-nations.

S’il est un écrivain, essayiste, éditeur particulièrement connu et reconnu dans l’Espace germanique, avec une oeuvre abondante, il l’est moins en France. A ce jour, quatre de ses livres ont été traduits : Voyages au bout de l’Europe, De l’Autriche (et de quelques Autrichiens), Mangeurs de chiens : Voyage chez les Tziganes de Slovaquie le furent par la maison d’édition L’esprit des péninsules, aujourd’hui disparue, de telle sorte qu’il est plus difficile de les trouver. Le quatrième, Périples autour de ma chambre, fut récemment traduit par les Editions Noir sur Blanc. Gauss, issu lui-même d’une famille de Souabes du Danube, s’intéresse beaucoup aux minorités ou ethnies nationales, particulièrement d’Europe Centrale et d’Europe du Sud-Est.

Quel plaisir de tourner les pages à la rencontre de ces minorités qui montrent à quel point l’histoire européenne fut tumultueuse. Les Séfarades de Sarajevo, par exemple, sont des juifs chassés d’Espagne en 1492 par Ferdinand et Isabelle la Catholique, et qui s’établirent en nombre dans les Balkans. Ils eurent l’avantage de ne pas faire partie des groupes ethniques pendant la dernière guerre dans cette région, ce qui leur permit d’émigrer (contribuant malheureusement à leur disparition programmée). Le déclin est aussi ce qui frappe les Allemands de la Gottschee, à la frontière entre la Slovénie et la Croatie : colonisant les forêts et les montagnes au 14ème siècle, la majorité fut déplacée sur ordre d’Hitler. C’est émouvant de voir Gauss se promener à la recherche de traces des lieux de vie dans cette zone qui devient sécurisée militairement en 1945 et où 26 des 27 églises furent rasées. Cela montre aussi, et c’est un point important du livre, que les populations étaient très brassées.

A Marburg, Maribor en slovène, lors du référendum de 1910, plus de quatre-vingts pour cent de la population se déclara de nationalité allemande, ce qui signifie qu’à l’époque, il y avait bien plus de germanophones vivant à Marburg que dans le très autrichien Klagenfurt ; mais inversement, que bien plus de Slovènes vivaient à Klagenfurt (Celoves) qu’à Maribor qui fut plus tard totalement « slovénisée ».

La partie la plus intéressante du livre était pour moi celle consacrée aux Sorabes d’Allemagne : les traditions, la langue, la richesse de la littérature (Jurij Koch, Jurij Brezan) sont très bien décrites. Citons par exemple que les personnes avaient deux noms : le nom sorabe pour la vie quotidienne et le nom allemand pour l’état civil – c’est ce qu’évoque l’auteur en visitant un cimetière.

Cette Lenka Rjelcec dont le nom se trouvait sur la troisième croix à gauche dans la première rangée était appelée officiellement Elisabeth Rönschke, et ce Jan Mlynk, mort le 6 octobre 1997 à l’âge de soixante-trois ans, avait pour nom Hans Müller sur son passeport, bien que les gens qui l’ont connu ne l’aient jamais appelé ainsi de son vivant. 

Le livre s’intitule en allemand « Die sterbenden Europäer » (Les Européens qui meurent). Comme souvent, la langue allemande, plus directe et descriptive, reflète la vraie réalité de ces minorités. Baisse du nombre de locuteurs, recul de la pratique religieuse fortement liée à la culture (un point commun à la plupart des chapitres), conséquences de la vie moderne et de l’émigration pour le travail… Malheureusement, ce voyage effectué lors du basculement vers le nouveau millénaire, s’apparente presque à un adieu à ces cultures. Comme je le signalais dans l’introduction, un autre aspect qui revient souvent est la limite des Etats-Nations, qui trouve notamment son illustration la plus forte dans les Balkans.

(…) on ne veut plus voir que le concept occidental d’Etat-nation est dévastateur et inapproprié pour les Balkans et qu’il ne peut conduire qu’à la guerre, au déplacement des populations, au nettoyage ethnique. Quand en 1913, lors de l’éclatement de l’Empire ottoman, un puzzle de pseudo Etats-nations fut éparpillé sur les Balkans, ce fut le début d’une ère où les frontières devinrent l’objet de corrections incessantes, où les populations furent déplacées, échangées, réinstallées et où les guerres civiles ne cessèrent de susciter de nouvelles rectifications de frontières, et de nouveaux exodes.

Un très bon livre et une incitation à découvrir à nouveau l’histoire de notre continent. J’ai d’ailleurs plusieurs fois pensé à Geert Mak en lisant Voyages au bout de l’Europe. Dommage que ce livre ne soit plus disponible en librairie.

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Voyages au bout de l’Europe, de Karl-Markus Gauss, traduit de l’allemand (Autriche) par Valérie de Daran. L’Esprit des Péninsules, 2003, 255 pages

Ce livre a été lu dans le cadre des Feuilles allemandes.

16 réflexions sur “Voyages au bout de l’Europe – Karl-Markus Gauss

  1. Avatar de keisha41 keisha41 4 novembre 2024 / 10:25

    C’était fatal j’étais très intéressée et flop rien en bibli!!!

    Tu écris

    « Les Séfarades de Sarajevo, par exemple, sont des juifs chassés d’Espagne en 1492 par Ferdinand et Isabelle la Catholique, et qui s’établirent en nombre dans les Balkans. Ils eurent l’avantage de ne pas faire partie des groupes ethniques pendant la dernière guerre dans cette région, ce qui leur permit d’émigrer (contribuant malheureusement à leur disparition programmée) »

    Où ont-ils émigré? Sinon, il me semble que sans émigration c’était les camps… Mais oui, ils ont disparu du coin, c’est sûr.

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    • Avatar de Patrice Patrice 7 novembre 2024 / 06:00

      Dommage qu’ils ne l’aient pas en bibliothèque…

      Merci beaucoup pour ton commentaire qui nécessite de ma part une précision. En effet, j’ai voulu résumer une longue histoire en peu de mots, ce qui n’est in fine pas clair ! En fait, beaucoup sont partis pendant la seconde guerre mondiale – les survivants ou ceux qui sont revenus ont pu sortir de la guerre qui a touché les Balkans dans les années 90, contribuant à encore alléger les effectifs.

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  2. Avatar de Sacha Sacha 4 novembre 2024 / 11:49

    Grâce à la littérature européenne lue rien que l’an dernier, j’ai découvert les Yéniches et les Cimbres, et ça m’a rendu très curieuse des groupes ethniques méconnus qui peuplent l’Europe depuis des siècles. Les Sorabes sont aussi un cas de figure très intéressant que j’ai découvert entre autres grâce à un documentaire sur Arte. Il existe quelques exemplaires d’occasion apparemment, mais cet ouvrage mériterait bien une réédition…

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    • Avatar de Patrice Patrice 7 novembre 2024 / 06:03

      Tout à fait d’accord avec toi, c’est le genre d’ouvrage qui mérite une réédition. Cela illlustre encore une fois la richesse humaine de notre continent !

      On pourrait faire un jour une lecture commune d’un roman écrit par un allemand sorabe, qu’en penses-tu ?

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      • Avatar de Sacha Sacha 7 novembre 2024 / 08:47

        Mais oui, nous pourrions dénicher un roman pour la prochaine édition des Feuilles par exemple !

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  3. Avatar de luocine luocine 4 novembre 2024 / 12:33

    ce livre a tout pour me plaire , allez hop dans ma liste et aussi dans ma liste de cadeaux parce qu’il plaira à ma sœur historienne

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    • Avatar de Patrice Patrice 7 novembre 2024 / 06:04

      Voilà une soeur qui va être gâtée :-). Tu lui as déjà offert Geert Mak ou a-t-elle déjà lu cet auteur ?

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    • Avatar de Patrice Patrice 7 novembre 2024 / 06:05

      Oui, ils sont moins connus mais un ilôt de langue slave en Allemagne est vraiment une originalité intéressante.

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  4. Avatar de je lis je blogue je lis je blogue 5 novembre 2024 / 07:08

    Le sujet des minorités d’Europe centrale est vraiment passionnant et visiblement bien traité dans cet ouvrage

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    • Avatar de Patrice Patrice 7 novembre 2024 / 06:06

      Merci pour ton commentaire. En effet, il est bien traité – et plus généralement, comme c’est souvent un thème travaillé par l’auteur, cela donne envie de continuer à explorer son oeuvre !

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  5. Avatar de Nathalie Nathalie 5 novembre 2024 / 16:41

    C’est surtout qu’on n’associe pas souvent les germanophones à l’idée de minorité, vue notre perception de l’Allemagne et de l’Autriche.

    Rigoni Stern a raconté la vie des villages cimbres, mais sans parler de minorité. Il les associe davantage à tous les dialectes qui composent l’Italie.

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    • Avatar de Patrice Patrice 7 novembre 2024 / 06:08

      Oui, et tu as raison, car ici, les sorabes sont pleinement partie de l’Allemagne et parlent bien sûr les deux langues.

      Tu me rappelles par ton message qu’il me faudrait me replonger dans Rigoni Stern (je n’ai lu qu’un livre de lui, mais je l’avais beaucoup apprécié).

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