Que sont devenus les paysans ? – Geert Mak

On ne présente plus Geert Mak, écrivain et journaliste néerlandais, auquel on doit le formidable Voyage d’un Européen à travers le XXème siècle ou plus récemment Les rêves d’un Européen au XXème siècle. On connait par contre moins son premier livre traduit en français en 2005, Que sont devenus les paysans ?, qui, à partir de l’histoire d’un village néerlandais, Jorwerd, pointe les bouleversements qui marquèrent le monde paysan, notamment au XXème siècle.

Jorwerd est un village de Frise, situé dans le Nord-Est des Pays-Bas. Sa population s’est érodée tout au long du vingtième siècle, passant de 650 habitants en 1900 à 330 en 1995 (la plupart ayant de plus un pied en ville où ils sont souvent employés) ; la baisse du nombre d’exploitants se traduisant par une disparition de l’écosystème entier. Comme le dit Geert Mak dans une jolie phrase, « l’agriculture n’est plus le liège sur lequel flottait l’économie local ».

Voilà à quoi ressemblait le village quand Peet et Folkert étaient jeunes : deux bouchers, quatre épiciers, deux boulangers, quatre mariniers et transporteurs, quatre marchands de combustibles, deux cafés, un peintre, un menuisier, un marchand de légumes, un cordonnier, un magasin de cycles, un marchand de poteries et de casseroles, deux commerces de tissus et un forgeron. Il y avait des riches et des pauvres, sans parler de la débrouille normale des presque pauvres : les histoires de pétrole, les petits commerces de corde et de graisse à traire, le colportage avec le panier de pain.

Cette analyse, qui touche ici un village concret mais qui est extrapolable aux Pays-Bas et à toute l’Europe, est nourrie par plusieurs sources : l’analyse de données ou de documentations existantes sur Jorwerd et les Pays-Bas, l’allusion à d’autres auteurs ayant traité du monde rural (on citera ici par exemple Robert Redfield, John Berger) mais surtout les entretiens menés avec les personnes du village, qui donnent un côté très vivant, très empathique au récit. Il nous laisse saisir, au-delà des chiffres, toute la mentalité qui irriguait le monde paysan.

Ainsi, l’avarice supposée des paysans n’était-elle pas de l’avarice, mais de la défiance à l’égard de l’argent en général. L’objectif de tout paysan était en effet la continuité de l’exploitation familiale, l’exclusion des risques, non pas l’accumulation du capital.

Pour illustrer la vie des habitants, Geert Mak sait également analyser des détails de la vie du village, par exemple l’épisode de la chute du clocher le 5.8.1951 à 5h07 du matin, qu’il utilise pour approfondir le mode de vie. En effet, cette chute ne fit pas de victimes, un grand nombre de gens étaient déjà au travail, notamment les paysans dès 3h30, et donc absents de leur domicile. « Vers six heures, le village était en pleine activité ; le soir on lisait le Leeuwarder Courant, il y avait un club de jeu de cartes, ou une association théâtrale, et vers neuf heures trente la plupart des Jorwerters étaient au lit. » De même, la reconstruction se fit grâce à la solidarité du village. « L’aide au voisinage fonctionne en cela comme une sorte d’assurance mutuelle, une forme de répartition des risques, une manière pratique d’échanger des outils, des services et de la main d’œuvre, bref, comme une économie sans argent. »

Si l’auteur montre bien les cotés positifs qui ont périclité avec la disparition des paysans (la transmission, le respect de la nature, la fin d’une économie locale interconnectée, le rôle moins important de l’argent et du marché…), il a l’intelligence de bien illustrer que la vie d’avant était particulièrement rude. Chez la famille Hijlkema, lorsque la trayeuse électrique fit son apparition en 1954, cela signifia que le lever fut repoussé à cinq heures du matin ; jusque-là, le grand-père commençait son travail dès 3h30.

A Jorwerd, les premières machines furent saluées avec joie, comme l’annonce des temps meilleurs. Quand il était jeune, Bonne Hijlkema avait vu les ravages que causait un dur labeur chez ceux qui travaillaient à la ferme. Par exemple, chez les faucheurs allemands de Westphalie qui venaient à Funs pour chaque fenaison. Ils étaient passés maîtres dans leur métier, et certains étaient capables de venir seuls à bout d’un hectare entier en une journée. Mais à la table de la famille Hijlkema, ils avaient l’air plus épuisés d’année en année, et la plupart d’entre eux mouraient vers la cinquantaine. « Rien que du point de vue humain, la faucheuse était une chance », disait souvent Bonne.

Comme souvent avec Geert Mak, je ressors enchanté de la lecture du livre. L’auteur pose un regard d’une grande acuité sur les phénomènes qu’il décrit, mais au-delà, c’est tout une humanité qui transpire du livre. Je cite volontiers Eric Fottorino, qui signe la postface du livre et qui en résume la portée.

En refermant ce livre d’une rare intensité, d’une grande simplicité de moyens mais si riche d’évocations, on songe à cette culture paysanne qui n’entrera pas dans le XXIe siècle, en se demandant si l’homme n’a pas perdu là une occasion unique, au-delà de toutes les frontières, de se connaître lui-même et de s’aimer.

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Que sont devenus les paysans ? 1950 – 2000. Jorwerd, village témoin, de Geert Mak, traduit du néerlandais par Pierre-Jean Brassac. Editions Autrement, 2005, 280 pages.

Sur le même thème, il existe un livre de l’auteur britannique John Berger, Dans leur travail (Editions Héros-Limite, 2023, 608 pages) qui parle de la vie des paysans de Savoie. Qui serait intéressé par une lecture commune ? (date à fixer ensemble).

15 réflexions sur “Que sont devenus les paysans ? – Geert Mak

  1. Avatar de dominiqueivredelivres dominiqueivredelivres 11 avril 2025 / 09:57

    passionnant mais dommage qu’il soit introuvable en le lisant je repense à un livre qui m’avait enchanté : La fin des terroirs de Eugen Weber que l’on peut encore trouver et qui fait un focus sur la france de l’après première guerre mondiale où l’on voit disparaître un monde dont le monde paysan

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    • Avatar de Patrice Patrice 17 avril 2025 / 12:25

      Merci pour le conseil sur Eugen Weber ; je me souviens avoir croisé ce livre il y a bien longtemps et je vais le noter pour ne plus l’oublier et le lire un jour. Je pense que tu peux encore trouver ce livre de Geert Mak en occasion (c’est ce qu’on a fait).

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  2. Avatar de luocine luocine 11 avril 2025 / 10:05

    ah zut si Dominique dit qu’il est introuvable c’est que je ne pourrai pas le trouver moi non plus pourtant j’ai très envie de le lire , il est peut être dans ma médiathèque je vais regarder de plus près

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    • Avatar de Patrice Patrice 17 avril 2025 / 12:27

      Honnêtement, il n’est pas introuvable. Eva l’a trouvé sur des sites vendant des livres d’occasion. Je te le conseille vivement, je suis sûr qu’il t’intéresserait.

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  3. Avatar de keisha41 keisha41 11 avril 2025 / 11:02

    Ah oui son bouquin sur l’Europe, excellent!

    A part ça, La fin des terroirs est en réserve, ainsi que (youpee!) Que sont devenus les paysans. C’est noté!

    Hélas le John Berger n’est pas là.

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    • Avatar de Patrice Patrice 17 avril 2025 / 12:28

      Oui, c’est un excellent auteur, je suis d’accord ! Je vois que tu as de bonnes lectures en perspective sir ces livres sont disponibles :-). La trilogie de John Berger est ressortie récemment, peut-être que ce livre fera son apparition un peu plus tard dans les rayons ?

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    • Avatar de Patrice Patrice 17 avril 2025 / 12:29

      Comme je te comprends, c’est un livre qui m’a également beaucoup marqué.

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  4. Avatar de je lis je blogue je lis je blogue 12 avril 2025 / 10:22

    J’aime l’angle sous lequel l’auteur aborde son sujet. Ce livre a l’air passionnant mais il faut peut-être le lire à tête reposée ?

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    • Avatar de Patrice Patrice 17 avril 2025 / 12:30

      Il y a du contenu mais il se lit vraiment très bien ; c’est d’ailleurs un point commun aux livres de Geert Mak. N’aie surtout pas peur !

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  5. Avatar de cleanthe cleanthe 14 avril 2025 / 22:38

    Je l’avais acheté à sa sortie, mais je ne crois pas l’avoir lu. J’aimais d’ailleurs beaucoup ces livres des éditions Autrement. Il faudra que je le recherche pour mettre la main dessus.

    (Pour répondre à Dominique, on le trouve assez facilement sur les sites de livres d’occasion – à un prix tout à fait correct).

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    • Avatar de Patrice Patrice 17 avril 2025 / 12:38

      Merci pour ton commentaire – je te rejoins sur ces livres des Editions Autrement, et ce livre, pas le plus connu de ceux de Geert Mak, mérite vraiment d’être lu.

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    • Avatar de Patrice Patrice 17 avril 2025 / 12:42

      Je me souviens bien de ce livre que j’avais également noté sur ma liste de livres à lire. Merci pour le rappel !

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  6. Avatar de ta d loi du cine ta d loi du cine 19 avril 2025 / 08:54

    Le livre de Geert Mak est disponible en bibliothèque parisienne (Réserve centrale), et trouvable pour quelques euros sur internet: je tâcherai d’y jeter un coup d’exil (merci pour l’info), et le cas échéant de le verser ensuite dans le système de prêt de livres de l’AMAP dont je fais partie.

    Connaissez-vous Le sacrifice des paysans de Pierre Bitoun et Yves Dupont? Un essai et non un roman…

    (s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola

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