Yamen Manai – Bel abîme

Auteur tunisien vivant et travaillant à Paris, Yamen Manai s’est vu décerner récemment le Prix Orange du livre en Afrique pour son roman Bel abîme. Un livre d’à peine plus de 100 pages qui donne la parole à un adolescent de 15 ans qui a été arrêté pour une raison qu’on découvrira au fil de la lecture. Un roman d’une grande intensité.

Le narrateur a 15 ans et vient de la banlieue sud de Tunis. Quand s’ouvre le récit, il est en proie avec un avocat commis d’office, puis avec un psychiatre. Les questions que lui posent ses deux interlocuteurs nourrissent le monologue du jeune homme. On devine qu’il a dû commettre un acte grave, et qu’une certaine Bella en est la raison.

Un peu qu’elle est sérieuse, c’est même l’affaire la plus sérieuse de ma courte vie. Les charges qui pèsent sur moi sont lourdes ? Vous croyez qu’elles datent de cette nuit, les charges qui pèsent sur moi ? Laissez-moi vous dire : depuis que j’ai ouvert les yeux sur ce monde, je le sens peser sur moi de son poids injuste, et je m’y suis habitué. Alors vos charges lourdes, vous pouvez vous les mettre où je pense.

Ce qui transparaît dans la confession du jeune homme, c’est la violence. La violence familiale tout d’abord avec un père qui ne supporte pas la contradiction et y répond par la violence physique ; la violence sociale et politique qui fait qu’il n’y a pas de place dans cette société tunisienne pour les jeunes comme lui, les pauvres et même les animaux… La prose ciselée de Yamen Manai reflète à merveille cette colère du garçon, sa pensée qui s’est radicalisée.

Mes potes du quartier et moi, nous n’étions pas les seuls à nous prendre cette déferlante de violence. J’ai l’impression que c’est une folie contagieuse. Celui qui l’attrape, il la refile promptement aux échelons inférieurs de la hiérarchie sociale. C’est une avalanche qui naît dans les sommets, qui déboule, qui s’abat sans retenue, et la vague finit tôt ou tard par vous atteindre. Personne ne s’interpose, ne fait barrage, n’est digue. Et plus vous êtes en bas, plus la vague est grosse, plus vous morflez. Au plus bas de l’échelle, il y a nous, les enfants du peuple. Et même les enfants n’étaient pas le terminus de la cruauté. Ils réussissaient à trouver plus faibles qu’eux pour déverser ce qui les dévastaient. Enfants plus petits, animaux, insectes.

Certes, c’est un livre au ton désabusé. Le jeune homme ne regrette rien de son geste, mais au fil du récit, son propos s’humanise quand il parle de Bella. Qui est-elle et pourquoi est-elle le déclencheur de cette affaire qui l’amena à répondre à la violence par la violence, lui, l’adolescent sensible, se réfugiant dans les livres ?

Réflexion sur la société tunisienne d’aujourd’hui, Bel abîme présente également un caractère universel en montrant la spirale qui peut conduire à la violence, mais en décrivant l’amour comme le seul antidote.

En tant qu’ancien juré du Prix Orange du livre, j’ai reçu ce livre grâce à Lecteurs.com que je remercie chaleureusement. A l’époque, le lauréat du Prix était Vincent Message pour Défaite des maîtres et possesseurs, un livre également « coup de poing » qui m’avait beaucoup marqué. Cette année, L’autre moitié du monde, qu’Eva avait beaucoup aimé, était récompensé tandis que le lauréat pour l’Afrique était Bel abîme. Souhaitons que les jurés continuent à toujours mettre en avant des livres de cette qualité !

Je vous conseille de découvrir Bel abîme en :

X l’achetant chez votre libraire

X l’empruntant dans votre bibliothèque

lisant autre chose

Bel abîme, de Yamen Manai. Elyzad, 2021, 112 pages.

Lecture faite dans le cadre du Mois africain organisé par le blog Sur la route de Jostein.

Vous pouvez découvrir d’autres avis très positifs sur ce livre chez Le blog de Krol, Sur la route de Jostein, Pativore, Les miscellanées d’USVA, Lettres Exprès.

19 réflexions sur “Yamen Manai – Bel abîme

  1. luocine 24 octobre 2022 / 11:47

    Le passage que tu cites sur la violence me semble tellement vrai et si tu rajoutes par dessus une petite dose d’islam le cocktail devient explosif.

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    • Patrice 30 octobre 2022 / 13:10

      Oui, c’est un livre qui sonne très juste et qui retranscrit très bien cette violence.

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  2. PatiVore 24 octobre 2022 / 13:29

    Belle note de lecture, Patrice, qui donne très envie de lire le roman, coup de cœur pour moi aussi et super rencontre avec l’auteur samedi 15 octobre (j’en parle dès que possible sur mon blog).

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    • Patrice 30 octobre 2022 / 13:11

      Merci pour le commentaire et bienvenue dans le cercle des lecteurs/lectrices qui ont beaucoup apprécié ce roman. J’ai eu peu de temps pour regarder les autres blogs ces dernières semaines, mais je suis très intéressé par ta chronique !

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  3. kathel 24 octobre 2022 / 14:46

    Je viens de le lire (billet déjà écrit pour demain) et je partage ton avis sur la qualité de ce roman.

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    • Patrice 30 octobre 2022 / 13:14

      J’ai rajouté le lien vers ton billet, je vais aller le lire plus en détail.

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    • Patrice 30 octobre 2022 / 13:16

      Merci. Je vais de ce pas rajouter ton billet aux liens, car il m’avait échappé !

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  4. Athalie 25 octobre 2022 / 08:08

    Je n’ai pas encore lu ce titre d’un auteur que j’apprécie pourtant beaucoup ! Et le sujet de la radicalisation est délicat, mais le deux extraits donnent bien envie de tenter de comprendre.

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    • Patrice 30 octobre 2022 / 13:21

      Ici, il s’agit d’une radicalisation non religieuse, mais on perçoit très bien ce basculement qui a touché le jeune homme.

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