
J’avais choisi l’an dernier le journal intime d’une disparue, Eva Heyman, intitulé « J’ai vécu si peu » pour débuter ma participation à ces lectures communes autour de l’Holocauste. Une lecture magnifique qui m’a incité à continuer dans le même genre de récit. Dans Une vie bouleversée, nous faisons la rencontre d’Etty Hillesum, juive néerlandaise, que nous suivons de 1941, date du début du journal, à 1943, date de son départ pour une destination sans retour, Auschwitz. Un témoignage d’une grande force intérieure.
Etty a 27 ans lorsqu’elle commence la rédaction de son propre journal en septembre 1941. Elle le fait à l’invitation du Dr Spier, un psycho-chirologue allemand célèbre qui avait émigré aux Pays-Bas. Très influencée par ce dernier, Etty commence une relation avec lui, et l’on sent à travers ses lignes à quel point celui-ci l’a marquée. Elle s’ouvre ainsi aux lecteurs, en parlant ouvertement de son quotidien, de Spier, de l’amour, de ses lectures (notamment de Rilke), de ses craintes… Le contexte est de plus en menaçant à l’extérieur mais ne s’immisce que progressivement dans le récit.
Dans Une vie bouleversée, la première partie du livre, on assiste à la transformation de la jeune fille. D’abord hésitante, à la recherche de repères, elle ne se fait guère d’illusion sur les périls qui la guettent. Elle a connaissance dès 1942 des centaines de milliers de juifs qui ont trouvé la mort à l’Est. La force de la vie intérieure d’Etty impressionne ; elle est de plus renforcée par la qualité de l’écriture :
…même si on ne nous laisse qu’une ruelle exiguë à arpenter, au-dessus d’elle il y aura toujours le ciel tout entier. (…) En disant : « J’ai réglé mes comptes avec la vie », je veux dire : l’éventualité de la mort est intégrée à ma vie ; regarder la mort en face et l’accepter comme parie intégrante de la vie, c’est élargir cette vie. A l’inverse, sacrifier dès maintenant à la mort un morceau de cette vie, par peur de la mort et refus de l’accepter, c’est le meilleur moyen de ne garder qu’un pauvre petit bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie. Cela semble un paradoxe : en excluant la mort de sa vie on se prive d’une vie complète, et en l’y accueillant on élargit et on enrichit sa vie. (…) Notre unique obligation morale, c’est de défricher en nous-mêmes de vastes clairières de paix et de les étendre de proche en proche, jusqu’à ce que cette paix irradie vers les autres. Et plus il y a de paix dans les êtres, plus il y en aura aussi dans ce monde en ébullition.
L’évocation de Dieu, la sérénité qui habite Etty sont impressionnantes. Elles sont couplées à une grande confiance dans l’être humain qui transparaît encore plus dans la deuxième partie du livre, Lettres de Westerbok, qui regroupe des correspondances entre Etty et ses proches. Internée dans ce camp, mais travaillant pour le Conseil juif, elle avait néanmoins le droit d’en sortir, ce qu’elle n’utilisa que très peu. Au contraire, on voit qu’elle consacre son énergie à aider ses parents, présents au camp, mais également tous les autres. Témoignage historique de premier plan sur les conditions de (sur)vie à Westerbok, sur la tension qui annonçait le départ d’un convoi, ces lettres vont néanmoins bien au-delà. Elles sont une ôde à l’humanité, comme le montre ce qu’Etty écrit au sujet d’un de ses compagnons, Philip Mechanicus :
Je l’ai aidé à empaqueter ses affaires, j’ai recousu quelques boutons à son costume, il m’a dit entre autres choses : « Ce camp m’a rendu plus indulgent, tous les hommes sont devenus égaux à mes yeux, ce sont tous des brins d’herbe qui plient sous la tempête, qui se couchent sous l’ouragan. » Et aussi : « Si je survis à cette époque, j’en sortirai plus mûr et plus profond, et si je disparais, je serai mort en homme plus mûr et plus profond. »
Etty n’a pas survécu à la Guerre. Elle a accompagné ses parents, dont les noms étaient couchés sur la liste des gens à déporter. Elle mourut à Auschwitz en septembre 1943. Ses écrits retrouvés et publiés pour la première fois aux Pays-Bas en 1981 restent comme un témoignage essentiel de cette Histoire sombre de l’humanité.
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Une vie bouleversée, suivi de Lettres de Westerbork, d’Etty Hillesum, traduit du néerlandais par Philippe Noble. Editions du Seuil, collection Points, 1995. 408 pages.
Ce livre a été lu dans le cadre des Lectures communes autour de l’Holocauste.
Soupirs… C’est bien sûr noté depuis un bout, je dois lire ce journal. Tellement élevé, tellement puissant.
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Oui, et surtout les Lettres dans la deuxième partie qui traduisent bien l’élévation, un certain mysticisme d’Etty.
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Quand on pense à toutes ces personnes extraordinaires à qui on a ôté la vie et qui n’ont donc pas pu construire une humanité dans laquelle on aimerait vivre …
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Tu as tout à fait raison, c’est une énorme perte pour chacun d’entre nous
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Comme Keisha, j’ai envie de dire « soupirs ». Malgré sa personnalité et ses pensées si prometteuses, j’aurais préféré qu’elle devienne une femme anonyme de l’après-guerre plutôt qu’un nom rendu « célèbre » de manière posthume et pour cette raison. Je note, merci.
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Je suis bien d’accord avec toi. Je suis néanmoins très heureux de voir qu’elle survit grâce à ses écrits. En lisant le livre, on se rend compte également qu’elle a dû quitter ce monde le sourire aux lèvres, aidée par une grande force intérieure.
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Je rejoins tout ce qui est écrit plus haut. Lire simplement ce billet de blog est émouvant, alors j’imagine combien le livre doit l’être. Je note la référence.
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Merci et j’ai été très touché en écrivant ces extraits.
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Je le note pour un nouveau rendez-vous!
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Cela fait longtemps que je voulais le lire et j’ai profité de ces lectures thématiques pour le faire. En tout cas, ces journaux intimes sont vraiment bouleversants.
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Merci de présenter ce journal… J’ai ressenti beaucoup de peine en lisant l’extrait sur la paix… J’ai juste envie de dire : Paix.
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Ces extraits sont poignants, n’est-ce pas ? Tu as trouvé le mot juste.
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certainement un des livres qui prend place dans mes lectures obligées sur la Shoah
je me souviens encore de ma première lecture qui fut un coup de poing à l’égal en son temps du Journal d’Anne Franck (j’avais 10 ans ce fut violent) ou de Si c’est un homme de P Levi
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Merci pour ton commentaire. Quand je vois l’effet que provoque cette lecture à mon âge, j’imagine hélas sans problème le choc que celle-ci a eu chez toi. Ces lectures sont vraiment poignantes et essentielles.
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Une lecture marquante, un récit d’une intensité rare ! J’ai enfin lu Etty Hillesum l’an dernier et j’incite tout le monde à le lire – cette femme est si positive, c’est un éloge de la vie exceptionnel.
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