
Ivo Andrić (1892 – 1975) est, selon la page Wikipédia qui lui est consacrée, « né en Bosnie dans une famille croate, qui a eu plus tard la nationalité et l’identité serbe », preuve s’il en fallait que la Yougoslavie était bien plus qu’une construction étatique héritée de la fin de la Première Guerre Mondiale. Il est principalement connu pour « La chronique de Travnik » et « Le pont sur la Drina » et reçut le Prix Nobel de littérature en 1961. Le recueil que nous présentons aujourd’hui, La chronique de Belgrade, a été récemment publié par les Editions des Syrtes, et regroupe huit nouvelles écrites en 1946 et 1951, qui sont pour la plupart traduites en français pour la première fois.
Le fond des nouvelles se déroule quasi-essentiellement dans la première moitié du XXème siècle, avec une place prépondérante tenue par la Seconde Guerre Mondiale, à Belgrade.
Dans les 200 pages que comportent le livre, plus de 120 sont dédiées à la nouvelle Zeko, qui retrace l’histoire d’un homme promis à un bel avenir, mais que sont venues perturber les guerres qui agitèrent la région à l’époque (guerre d’annexion à la Bosnie, en 1908, première guerre balkanique de 1912, première guerre mondiale) mais surtout un mariage avec une femme devenue acariâtre. Zeko passif, qui regarde sa vie plutôt que de la vivre, mais finit par connaître son chemin de Damas après avoir vu des pendaisons en août 1941.
Laisse moi, te dis-je ! Vous courez tous à Zemun pour acheter du beurre et du cacao, et ici, au coeur de Belgrade, on pend les gens. Quelle honte. QUEL-LE HON-TE ! Si nous étions des hommes, nous serions tous à Terazije à scander haut et fort : « A bas les potences ! A bas Hitler, le sanguinaire ! »
Le lecteur assiste à la métamorphose du personnage principal qui, au contraire de son épouse, va révéler un calme et une autorité réelle quand son pays se retrouve dans l’engrenage de la guerre.
Ce que des décennies d’une vie de tristesse n’avaient pu faire, cette époque de ténèbres, inhumaine, mais ardente et héroïque, devait le réaliser. En fait, elle accéléré et paracheva un processus entamé des années plus tôt avec la découverte de la Save et de la vie sur sa rive. Depuis longtemps Zeko pressentait une foultitude de choses, mais ce fut cette année-là qui lui ouvrit les yeux et qui lui révéla que sa manière de vivre et de penser était peu digne d’un homme, et que des devoirs qui lui incombaient, il en accomplissait peu. Partout des fronts clairement dessinés se présentaient à lui, dans cette guerre, à l’arrière, dans la sociétéé, dans la maison qu’il habitait, et aussi en lui.
Hormis cette nouvelle majeure qui s’apparente à un roman d’apprentissage sur le tard, La chronique de Belgrade offre des textes qui partagent, en plus du contexte, les points suivants : le sens de la formule, une description psychologique fine des personnages, non dénuée d’humour. A la lecture des vingt premières pages, l’on se dit qu’Andric n’avait pas une vision positive des femmes. Dans « Portrait de famille », à l’occasion d’une nuit passée dans une maison bourgeoise à la fin de la guerre, il évoque à travers un tableau la famille qui habita les lieux et notamment la maîtresse de maison :
Commençons par la femme, c’est avec elle que, du mariage à la tombe, tout débutait et s’achevait dans cette maison. Teint mat, courte de jambes, triple mention et petite moustache drue, des strates de graisse abondantes en quantité peu communes et à des endroits inattendus. (…) Elle ne tergiverse en rien, n’hésite devant personne, jamais ne se contient, livre tout ce qu’elle pense et uniquement ce qu’elle pense, n’épargne personne et ne prend rien en ligne de compte. Car, à ses yeux, ce qu’elle pense est la vérité, ce qu’elle dit fait loi, et ce qu’elle fait est juste.
Une description comparable s’appliquera à la femme de Zeko, surnommée « Kobra ». A cet égard, le traducteur consacre une postface intitulée « La place de la femme dans la chronique de Belgrade » pour commenter ces soupçons de mysoginie, lesquels sont néanmoins rapidement effacés par d’autres portraits féminins beaucoup plus flatteurs. Dans « Destructions », ce sont les personnages masculins qui s’effacent quand les bombardements secouent Belgrade ; dans « Zeko », sa belle-soeur représente un ilôt de stabilité et de résilience ; tandis que « Le cas de Stevan Karajan » met en scène un homme reconnu par ses pairs mais ayant perdu tous ses repères durant les bombardements. Plus généralement, Andrić nous montre des personnages aux prises avec la grande Histoire, dans une société qui, après avoir connu un véritable essor dans les années 20, se trouve bouleversée par la guerre.
Cela fut la première lecture de l’oeuvre d’Ivo Andric pour moi, et elle fut concluante ! Je me promets de lire prochainement « Le pont sur la Drina » qui dort sur mes étagères depuis de nombreuses années. En souvenir de Goran, avec qui nous organisions ce mois thématique, je vous invite d’ailleurs à relire la chronique qu’il consacrait à ce titre majeur d’Ivo Andric.
En conclusion :
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La chronique de Belgrade d’Ivo Andrić, traduit du serbe par Alain Cappon. Editions des Syrtes, 240 pages, 2023.

Lecture dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.
Merci pour cette belle chronique qui donne envie de lire cet auteur. Je ne manquerai pas d aller voir les écrits de Goran.
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Merci Claude, heureux que cela t’inspire !
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J’ai beaucoup aimé Le Pont sur la Drina et les Chroniques de Travnik je lirai ces Chroniques de Belgrade malgré ce soupçon de misogynie (Balzac aussi!)
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De mon côté, je ferai le chemin inverse en allant découvrir désormais Le pont sur la Drina et Les chroniques de Travnik ! Merci pour ton commentaire.
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J’aime que le souvenir de Goran plane sur nos lectures . Je ne le connaissais qu’à travers la blogosphère et ses billets me manquent.
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C’est exactement notre sentiment et c’est l’une des raisons pour lesquelles nous souhaitions absolument continuer ce rendez-vous du mois de mars.
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Dans ma PAL, j’ai les « Contes de la solitude » du même auteur. J’espère avoir le temps de le lire pour ce mois thématique. Il est vrai que je me demandais dans quelle catégorie j’allais le classer étant donné le parcours personnel d’Ivo Andrić
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La réponse est oui ce matin quand je vois que tu viens de publier les « Contes de la solitude » et cela me réjouis :-). Oui, j’ai passé un peu de temps à chercher à le « ranger » dans une nationalité, et finalement, j’ai suivi le classement de Goran.
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Oui, ça m’embête un peu ces histoires de classement (surtout par nationalité) car cela sous-tend une prise de position délicate.
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Merci de me faire ainsi découvrir cet auteur, dont je prends note! Très intéressante chronique!
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Merci beaucoup pour ton commentaire, An !
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J’avoue ne pas avoir tellement exploré la littérature de ce coin là. Assez compliqué dans les nationalités!
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Il n’en reste pas moins que cette littérature est très riche 🙂
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Tu sais que deux folles (Passage à l’Est et moi) projettent une LC Andric le 9 octobre ? J’ai justement repéré ce recueil de nouvelles, tu confirmes mon envie.
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Nathalie oublie de mentionner l’argument massue qui est que le 9 octobre est l’anniversaire dudit Andric (131 ans, ça se fête?).
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Oui, dans ce cas, je comprends que la date de cette LC s’est imposée naturellement 🙂
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C’est une bien belle entreprise !
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Les livres de cet auteur me donnent toujours terriblement envie ! Mais « Le Pont sur la Drina » m’avait absolument pas convaincu (et je ne l’avais pas terminé !) ce qui avait donné une grande conversation avec Goran qui aimait beaucoup ce livre ahah !
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Pour tout te dire, nous avions feuilleté « Le pont sur la Drina » et la violence de certains passages nous avait vraiment frappés, mais il est sur la liste des futures lectures assurément. Je me figure bien le débat entre vous 🙂
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J’avoue avoir abandonné assez vite !
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Oui, Goran m’avait aussi parlé de cet auteur avec «Le Pont sur la Drina». Ce sera mon auteur lors du prochain mois de l’Europe de l’Est!
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Merci pour ton commentaire, Nathalie, c’est un très bon choix !
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un auteur que je n’ai jamais lu j’ai le pont sur la Drina dans ma bibliothèque depuis des lustres mais jamais vraiment l’envie de l’ouvrir
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Peut-être en rejoignant la lecture commune organisée par Passage à l’Est ?
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Première incursion pour moi aussi dans les écrits de cet auteur et ce fut aussi concluant que pour toi…je me suis quand même demandé s’il avait été heureux dans sa vie privée pour dresser des portraits aussi peu flatteur de certaines femmes 😉
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Commentaire très juste ! C’est vrai que les premiers portraits interpellent…
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