Si l’on dit communément que « les peuples heureux n’ont pas d’histoire », cette citation ne peut s’appliquer pour les Pays Tchèques, tant leur territoire fut l’objet de luttes dans le passé, avec un XXème siècle en point d’orgue. C’est dans la partie tchèque de la Tchécoslovaquie, plus exactement dans la ville fictive de Jedlov (Tannberg en allemand), qu’on imagine dans le Nord-Ouest de la Bohême, que se déroule l’intrigue de l’ambitieux roman Le tumulte et l’oubli, de l’écrivain Timothée Demeillers.
Le livre s’étend de 1938, alors qu’Hitler rend une visite à Karlsbad après les accords de Munich, jusqu’en 2017, et regorge d’un grand nombre de personnages qui font leur apparition progressivement dans le récit. Il s’agit de Tchèques, d’Allemands qui prendront la route de l’exil dans les mois et les années suivant la défaite du Troisième Reich, mais aussi de populations qui émigreront pour repeupler ces régions transfrontalières vidées, notamment les Roms, qui sont largement évoqués. On suit ainsi Sieglinde Zinke, dont le père, parti s’engager par conviction dans les troupes allemandes, trouve la mort sur le sol russe en 1944. Son amour « interdit » est Mirko, un jeune Tchèque. Leur destin commun sera interrompu par l’expulsion des Allemands. Michal Tulej, sorti le 11 avril 1945 de Buchenwald, issue d’une famille de Tziganes, est aussi l’un des personnages récurrents : il se rend compte qu’il est l’unique rescapé des 27 membres de sa famille. Beaucoup de vies à reconstruire, empêchées, brisées parsèment Le tumulte et l’oubli, même s’il y a aussi des exemples de réussite, comme celui d’Ivetka, jeune Rom qui, après son mariage, s’installe à Jedlov et se décide à étudier.
Deux périodes sont plus particulièrement creusées. Il s’agit tout d’abord de la fin de la Seconde Guerre Mondiale avec l’expulsion des populations germaniques : la soif de vengeance (« Oeil pour oeil, dent pour dent »), les souffrances des déportés (soif, viols, exécutions sommaires) sont bien restituées ; un chapitre s’appelle d’ailleurs « Catharsis » et exprime bien le ressentiment à l’aune de cette époque.
Alors Sieglinde et Hildegard empaquetèrent leur vie.
Impossible de juger ce qui se fit sans comprendre là ce que vécurent les Tchèques pendant ces longues années. Certains passages me rappelèrent d’ailleurs deux lectures précédentes : Les expulsés, de R.M. Douglas, et Les exilées de Moravie, de Kateřina Tučková, récemment traduit en français.
Les conséquences de la chute du communisme, le côté « sauvage » des années 90 sont également mis en exergue.
Milan saisit très vite le potentiel que représentait l’arrivée du libre-échange et de la libre entreprise, ainsi que la position stratégique de la rue Masaryk. « Les Allemands vont débarquer en masse. Les premiers arrivés sont les premiers servis ! Hier, c’était la Wehrmacht, demain ce sera le deutschemark ! » s’amusait-il.
Le tableau à Jedlov après 1989 est loin d’être rose : prostitution, magasins fermés, travers de la société de consommation… mais aussi la condition des Roms frappés par la criminalité, la violence, l’économie parallèle faite de commerce de drogue pour sortir du chômage (touchant 90% de leur communauté), sans oublier la montée de l’extrême-droite. Ce serait ma seule réserve concernant ce livre ; il peut donner l’impression d’un « gâchis » par son regard assez négatif sur la société tchèque d’après 1989. Sans remettre en cause le fait que certaines villes frontalières connurent une telle dégradation de leur situation, ce n’est en rien extrapolable à un pays, dont la transition post 89 fut réussie, après la période sombre de la normalisation qui avait suivi la tentative avortée de réformes de Dubček en 1968. De même, le fait que la guerre elle-même du côté des exactions allemandes soit à peine traitée peut ne pas donner au lecteur non averti les clés de compréhension de la « vengeance » tchèque (même si l’auteur le signale).
Hormis ces deux éléments, il est juste de dire que ce livre est une réussite. On s’attache aux personnages et à leurs questionnements, on n’est jamais perdu malgré la densité d’histoires narrées et Timothée Demeillers, qui vécut lui-même en République Tchèque et eut des grands parents allemands issus des Sudètes, arrive à nous immiscer dans cette ville et ces destins avec maîtrise. Je vous en recommande vivement la lecture.
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Le tumulte et l’oubli, de Timothée Demeillers. Editions Asphalte, 2024, 528 pages.
Participation aux Pavés d’hiver – Quatre saisons de pavés – lectures organisés par Au milieu des livres (Moka)
Et si on bouquinait un peu ? 
Je suis contente de lire cette chronique car j’ai noté ce roman que j’ai très envie de lire car tous les thèmes m’intéressent et j’ai déjà lu l’auteur avec plaisir.
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Merci beaucoup pour ton commentaire. Il s’agissait pour moi d’une première rencontre avec cet auteur, elle fut concluante. J’espère que tu auras l’occasion de lire ce livre car il le mérite.
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comme souvent, ce billet montre bien à quel point mes connaissances sur ce qui s’est passé dans ces pays est parcellaire et souvent faussée par une envie de simplification.
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C’est une histoire complexe, il faut le dire, et ce livre permet d’en aborder des chapitres vraiment importants. Ce que tu dis est très honnête et j’espère qu’au moins ce billet, voire la lecture du livre, pourrait te donner envie de creuser le sujet.
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Comme Sandrine, ma première rencontre avec cet auteur a été fructueuse, sur un thème totalement différent (les conditions de travail dans les abattoirs), et je le relirais avec plaisir..
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Tu me rends curieux de découvir ce livre avec comme thème les abattoirs – j’imagine que tu l’as lu dans le cadre des lectures autour du monde du travail ? Merci pour cette suggestion.
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Oui, c’est ça, je l’ai lu l’an dernier à l’occasion de l’activité :). J’espère qu’il te plaira !
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J’ai vraiment beaucoup aimé ce roman, fresque historique documentée et dotée d’une belle profondeur de champ. Je trouve que Timothée Demeillers a fourni un travail fantastique et suis étonnée que ce livre n’ait pas bénéficié d’un meilleur éclairage lors de sa sortie. Néanmoins, je suis sûre qu’il va se faire une place dans la durée car il a la profondeur d’un classique.
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Merci beaucoup pour ton commentaire. Je te rejoins ; on perçoit tout à fait le travail qu’a réalisé l’auteur pour se documenter mais également tout le soin apporté à l’intrigue et à cette structure, complexe, mais dans laquelle on ne se perd pas. J’espère aussi que ce livre se fera connaître car il le mérite. Espérons que nos billets y contribueront, aussi modestement soit-il.
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Un thème qui m’intéresse et un pays dont on parle très peu maintenant. Je suis allée en Tchécoslovaquie dans les années 70 et j’ai beaucoup entendu parler des exactions des Allemands pendant la guerre. Il m’était toujours rappelé que nous n’avions pas connu la même barbarie à l’ouest. A l’époque ils ne croyaient pas possible le départ des Russes.
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Oui, les tensions entre les Allemands et les Tchèques n’ont cessé de croître. Le XIXème siècle, où François Joseph n’a pas voulu donné aux Tchèques les droits qu’il accorda à la Hongrie ont joué un rôle, mais c’est surtout la revanche qui anima Hitler qui conduisit à cette situation. L’implantation des Allemands dans les Pays Tchèques remonte à plusieurs siècles, et l’expulsion fut radicale ; elle ne peut être comprise qu’en comprenant ce qui se passa sur ces territoires à l’époque.
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C’est noté! j’ai lu un non fiction sur les années 40 à Prague, et commencé à comprendre un peu…
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Très intéressant ! Et quel est le livre que tu as lu, ça m’intéresse 🙂
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Le fauteuil de l’officier SS, à une époque il a des responsabilités à Prague…
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ta chronique me tente beaucoup j’ai lu un seul livre de l’auteur avec un peu de difficulté mais je crois que je vais me laisser tenter par celui là qui manifestement brosse un tableau large d’une période tellement difficile
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Merci Dominique. Je pense que ce livre te plairait, il est riche dans le contenu et la construction. Eva ne s’est pas trompée en me l’offfrant :-).
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Je doute que ce livre me remonte le moral (alors que j’en aurais bien besoin après la lecture de Jiri Weil), mais il est trop chaudement recommandé et sera trop instructif pour que je le laisse de côté. Je vois en plus que vous êtes plusieurs à avoir apprécié ce roman ou cet auteur, et last but not least il n’est pas si courant de suivre des personnages roms.
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Je viens d’acheter le livre de Jiri Weil ce matin, mais je sais à quoi m’attendre – Le tumulte et l’oubli est indéniablement un livre qui te plairait et tu as raison, le fait que la communauté rom ait une place privilégiée dans ce livre mérite d’être signalé.
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Rien que la beauté du titre donne envie de s’y plonger. Merci pour ta participation.
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Avec plaisir. J’espère que ce livre bénéficiera du bouche à oreille, car il le mérite vraiment.
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Très très envie de me plonger dans ce livre qui a tout pour me plaire sur le papier.
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Merci pour ton commentaire ; n’hésite surtout pas à te laisser tenter, c’est un très bon roman !
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