
En ce mois d’octobre 2020 paraît le nouvel ouvrage de Christophe Guilluy, Le temps des gens ordinaires, qui met en avant la classe « populaire », celle qui s’est réveillée durant la crise des gilets jaunes ou qui a été mise en avant par la récente crise sanitaire. Le géographe, soucieux des classes populaires, s’était auparavant révélé au grand public grâce à deux titres, Fractures françaises (2010) et La France périphérique (sous-titré « Comment on a sacrifié les classes populaires »). C’est sur ce livre que j’aimerais revenir aujourd’hui.
Selon Christophe Guilluy, « les nouvelles radicalités sociales et politiques » ne viennent pas des banlieues mais « des territoires à l’écart des zones d’emploi les plus actives« . Il crée ainsi la notion de France périphérique, qui s’oppose à celle de la France métropolitaine, dans laquelle la majeure partie de la richesse nationale est créée (2/3 du PIB est produit dans les grandes villes) et qui connaît une « gentrification », à l’origine de la hausse du prix de l’immobilier.
Pour définir la France périphérique, l’auteur a créé un index de fragilité sociale basé sur des indicateurs comme le pourcentage d’ouvriers par rapport à la population active, l’emploi en temps partiel, les revenus, etc. Les cartes situées au milieu de l’ouvrage permettent de bien la visualiser. La réalité de ces territoires est bien moins rose que celle de la France des métropoles :
Dans cette France périphérique, l’emploi industriel, résidentiel et l’emploi dans la fonction publique territoriale sont majoritaires. Il y a peu de chance pour que ces secteurs d’activité créent beaucoup d’emplois dans les années à venir.
Ecrit après la révolte dite des « Bonnets rouges », qui a justement commencé dans des petites villes de la France périphérique dans lesquelles des plans sociaux ont joué le rôle de déclencheur, le livre a un côté annonciateur de la crise majeure qui a ensuite éclaté dans notre pays : celles des Gilets Jaunes. Cela m’a frappé quand il décrit la notion de périurbain choisi vs. subi (notion empruntée à un autre géographe, Laurent Chalard) :
La fragilité sociale des habitants, y compris des nouveaux arrivants, est une caractéristique du périurbain subi. Les problèmes financiers sont structurels (ayant du mal à s’acquitter du paiement des traites de leur maison, des nombreux déplacements, de l’obligation de posséder deux voitures) et l’endettement, voire le surendettement, répandu. Quand le chômage frappe, l’éloignement des zones les plus dynamiques rend difficile un retour à l’emploi. Le piège se referme sur « cette classe moyenne inférieure » caractéristique en réalité de ces nouvelles catégories populaires fragilisées.
Cela me rappelle un article du Monde sur le département de la Gironde lorsqu’avait éclos cette crise des Gilets Jaunes. Une analyse des motivations des participants montraient en effet qu’ils avaient été refoulés de la métropole bordelaise à cause des prix trop élevés de l’immobilier.
Un autre apport indéniable du livre réside dans l’analyse électorale qui y est présentée. Cette fracture géographique est associée à une fracture politique. Christophe Guilluy fustige les partis de gouvernement de l’époque :
Le socle électoral de la gauche est ainsi constitué d’une part de gagnants de la mondialisation (classes urbaines métropolitaines) et d’autre part de ceux qui en sont protégés (salariés de la fonction publique et une partie des retraités). De la même manière, l’UMP capte aussi une partie des gagnants de la mondialisation (catégories supérieures et aisées) et ceux qui en sont plus ou moins protégés (les retraités). (…) Depuis vingt ans, cette situation interdit toute prise en compte sérieuse du ressentiment des catégories populaires qui se réfugient désormais dans l’abstention ou le vote FN. (…) Jeunes, actifs occupés, chômeurs, issus de catégories populaires, le FN est devenu le parti des catégories les plus fragiles et au front de la mondialisation. (…) Ces « affranchis » sont en train de remettre en cause l’essentiel de la doxa des classes dirigeantes qui n’ont toujours pas pris la mesure du gouffre idéologique et culturel qui les sépare désormais des classes les plus modestes. Ces dernières, qui n’acceptent plus aucune forme de tutorat ni politique ni intellectuel, développent le propre diagnostic de la société : le « populisme » selon la terminologie des élites.
Il prévoit également l’extinction programmée du parti socialiste dont le socle électoral « se réduit comme peau de chagrin », mais surtout annonce l’arrivée de ce qui s’appellera le macronisme :
Compte tenu des évolutions politiques, il n’est pas improbable que ce continuum socioculturel contribue demain à un rapprochement entre la droite modérée et le parti socialiste. Ce grand bloc politique libéral pourrait d’ailleurs s’appuyer sur la nouvelle organisation territoriale qui renforcera le pouvoir des métropoles. Face à la contre-société qui vient de la France périphérique aux banlieues, cette alliance aurait le mérite de construire les bases de véritables clivages idéologiques.
Certes, on peut être parfois en désaccord avec certains propos de l’auteur, et reprocher le manque de nuance. Quoi qu’il en soit, La France périphérique est un petit livre accessible, qu’il faut lire pour le diagnostic pertinent qu’il offre de notre société. Les optimistes se rassureront en apprenant que les petites villes ont été depuis 2014 repriorisées dans la politique de la ville. Tous y trouveront une matière à penser de premier plan. En conséquence, je vous conseille :
X d’acheter ce livre chez votre libraire
X de l’emprunter dans votre bibliothèque
de lire autre chose
La France périphérique, Comment on a sacrifié les catégories populaires, de Christophe Guilluy. Flammarion, collection Champs Actuel, 2015, 190 pages.
Je trouve ses analyses très intéressantes et souvent très justes. Là ou je décroche, c’est que lui, contrairement à moi, est un utopiste optimiste… Il croit au changement, au monde meilleur…
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Il faut toujours garder de l’espoir :-), du moins c’est ce auquel je crois aussi.
Je suis d’accord avec toi sur le livre, ce sont des analyses vraiment intéressantes. Et pour être tout à fait honnête, c’est suite à ta chronique sur les essais que je me suis aussi promis d’en lire davantage. Merci à toi donc !
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Si je peux rendre service 🙂
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Je trouve ce sujet très intéressant, car il se penche sur une frange de la population « discrète » (avant le mouvement des gilets jaunes, on n’en entendait jamais parler) dont on ignore les problématiques pourtant bien réelles… J’avais aimé entre autres pour cette raison l’essai « Laëtitia » d’Ivan Jablonka, parce qu’au-delà du fait divers sordide qu’il évoque, il est justement l’occasion de brosser un portrait concret de la jeunesse de ces périphéries.
Et pour Bordeaux je confirme… je vis dans la métropole bordelaise depuis plus de 20 ans, et j’aimerais déménager en raison de nuisances du voisinage, mais à moins de s’éloigner à plus de 30 kilomètres du centre, tout est inabordable !!
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Merci pour ton commentaire. Je me souviens avoir noté aussi à l’époque le livre d’Ivan Jablonka, merci pour le rapppel 🙂 et bon courage pour les recherches de logement au passage !
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Les exemples cités ne disent pas si les termes utilisés sont, au préalable, définis tel que le terme générique « gauche » que l’on a fait évoluer afin de marginaliser tout ce qui n’est pas libéral… A cette réserve prêt c’est un livre qui me semble très intéressant et ta chronique donne envie de découvrir cet auteur.
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Merci, c’est en effet un livre très intéressant. Bonne remarque sur le qualificatif de gauche ; en l’occurrence, il fait allusion au Parti Socialiste essentiellement et pas à La France Insoumise.
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pourquoi pas? En général, je préfère attendre un peu pour les sujets d’actualité, attendre que l’on puisse avoir du recul pour analyser mais je le note pour plus tard 🙂
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Ce qui interpelle, c’est justement de lire ce livre écrit avant la crise des Gilets Jaunes et des recompositions politiques, et de voir qu’il prévoyait ces mouvements. Donc tu peux le lire dès maintenant 🙂
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dans ce cas OK , cela me tente davantage 🙂
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Alors enceinte et très malade, j’ai complètement raté la crise des gilets jaunes. Autour de moi, ils sont décrits comme des soixante huitards aigris ou des cas-sociaux décérébrés, mais les extraits que tu cites sont à mon avis bien plus justes. Une frange non négligeable de gens sont complètement mis à l’écart, sauf qu’en bons privilégiés, nous ne l’avons pas vu. Et il est très simpliste de réduire le vote extrémiste à des beaufs racistes, piliers de bar des PMU.
Bref, tout ça pour dire que je vais m’empresser d’acquérir ce livre.
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