Carolina Schutti – Un jour j’ai dû marcher dans l’herbe tendre

Aujourd’hui, je voudrais vous présenter Carolina Schutti – auteure de romans et d’essais, d’origine autrichienne et plutôt méconnue en France sauf pour celles et ceux d’entre vous qui suivent attentivement les prix littéraires. L’écrivaine a en effet reçu le Prix de littérature de l’Union européenne 2015 pour le roman que j’ai choisi : Un jour j’ai dû marcher dans l’herbe tendre.

Dans ce court roman, on rencontre une jeune fille, Maïa. On apprend vers la fin qu’elle est d’origine biélorusse, mais cela n’a absolument aucune importance. Le lecteur, bien sûr, ne peut se retenir et tente de deviner les frontières ou le fond historique, mais encore une fois, le livre est poignant par son intemporalité et son côté universel.

On avance donc légèrement dans le brouillard, à l’image de Maïa, qui a perdu sa mère et qui, après un court séjour dans un foyer, se retrouve chez sa tante (la sœur de son père) dans un village isolé. Ne comprenant pas la langue de son nouveau pays, elle est de plus privée de réponses et d’explications. Pour sa tante, pas la peine de s’attacher au passé ou perdre de temps avec des analyses.

Dans le jardin, il ne poussait rien d’autre que de la menthe et de la camomille, de la ciboulette et de l’aneth. Quand on marchait pieds nus, l’herbe vous piquait la plante des pieds, mais je n’avais aucune idée de ce que pouvait être une herbe tendre. Ou plutôt, je n’en avais plus aucune idée. Quand j’étais toute petite, oui, un jour j’ai dû marcher dans l’herbe tendre, au moins une fois, parce que des années plus tard ma tante m’avait donné une photo où l’on me voyait avec ma mère dans un parc.

Maïa laisse alors derrière elle son ancienne vie : sa mère, son pays, sa ville, sa langue. C’est pourtant cette progressive perte de la langue maternelle qui semble être la plus douloureuse. Elle oublie les derniers mots qui l’attachaient à sa mère et à sa vie d’autrefois. Personne ne lui raconte des anecdotes sur sa famille, elle ne sait plus avec quels mots sa mère l’a consolée, quelles chansons elle lui a chantées. Seul Marek, un ancien travailleur polonais, la comprend et tente de devenir celui dont elle pourrait se rappeler des années plus tard.

Quand les images arrivent, les lambeaux de souvenirs, il entend des cris, sent une odeur de sueur, voit le corps de grandes personnes qui n’ont pas eu le temps de lui dire où on les emmenait. Son pantalon mouillé, la pomme qu’il tenait encore dans la main. Ce pantalon que sa mère lui avait cousu avec le tissu d’un rideau. Des soirées durant, elle était restée assise sur le banc du poêle, les yeux rougis, poussant, point après point, son aiguille dans l’étoffe épaisse.

Un jour j’ai dû marcher dans l’herbe tendre est un roman sur la perte de l’identité, sur le déracinement. Cette histoire universelle qu’on pourrait dédier à toutes les (grands-)mères s’applique à n’importe quel enfant et c’est au lecteur de l’associer. C’est également pour moi un magnifique hommage à la langue maternelle, émouvant pour moi qui ne vit pas dans mon pays d’origine.

En même temps que ma mère, j’ai perdu ma langue, les phrases pour souhaiter bonne nuit et les phrases pour consoler, ces paroles qui berçaient comme une douce vague, cette langue comme une île qui n’existait que pour nous deux et sur laquelle nous voguions à travers la ville, de la boulangerie au terrain de jeux. Un seau, une pelle, un petit pain, je ne me souviens plus avec quels mots allemands je suis arrivée chez ma tante. Et à présent : des phrases pour consoler enregistrées sur un magnétophone, mais le bercement n’est plus là, les phrases restent oubliées.

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Un jour j’ai dû marcher dans l’herbe tendre de Carolina Schutti. Traduit de l’allemand (Autriche) par Jacques Duvernet. Le ver à soie, 2018, 120 pages.

Ce livre a été lu dans le cadre des Feuilles allemandes, consacrées à la littérature de langue allemande.

6 réflexions sur “Carolina Schutti – Un jour j’ai dû marcher dans l’herbe tendre

  1. Livr'escapades 15 novembre 2020 / 10:59

    Ce livre doit être fort et très touchant. La perte d’identité avec tout ce que cela implique au niveau de la perte du langage et des racines et la nécessaire reconstruction et transmission aux générations futures sont des thèmes qui m’intéressent beaucoup.
    « Tous tes enfants dispersés » de Beata Umubyeyi Mairesse est un roman magnifique sur ces questions, il te plairait certainement. « La part du fils » de Jean-Luc Coatelem est, dans un autre genre, également un très beau récit sur ses thématiques.

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  2. Marilyne 16 novembre 2020 / 07:27

    Je n’ai pas lu celui-ci, mais je vois avec plaisir l’édition Le Ver à soi, de très beaux livres.

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  3. Passage à l'Est! 16 novembre 2020 / 19:19

    Tiens tiens, la perte de l’identité, le déracinement… voilà qui me rappelle quelque chose! J’avais bien aimé la présentation qu’avait faite Carolina Schutti de son livre ici il y a quelques années, ce qui rend encore plus regrettable que je ne l’ai pas encore lu.

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