
Place aujourd’hui à une femme de lettres allemande, Irmgard Keun. Il faut que je m’attarde sur son prénom qui est rare de nos jours et difficile à mémoriser – j’ai regardé ses origines et selon Wikipedia, il s’agit d’un prénom qui figurait parmi les 10 prénoms les plus donnés entre les années 1915 et 1925 en Allemagne.
« Notre » Irmgard Keun est née en 1905 et selon sa biographie que j’ai rapidement parcourue sur Internet, sa vie est liée surtout à la ville de Cologne. Parmi ses œuvres, j’ai finalement choisi Après minuit sorti en 1937 à la période où Keun était exilée en Belgique, puis aux Pays-Bas. Ses livres étaient alors déjà interdits en Allemagne depuis plusieurs années.
Après minuit est le regard d’une jeune fille de 19 ans sur l’Allemagne (ou plus précisément Cologne et Francfort) des années 30. Elle s’appelle Suzanne, mais le lecteur change vite pour « Suzon », la version plus familière de son prénom, tant elle est un prototype de la fille du voisinage. Fille d’un aubergiste de Moselle, elle aménage chez sa tante Adelaïde, vigile de maison.
Au fil des pages, on assiste à de petites scènes; celles-ci pourraient être insignifiantes si l’on n’était pas en Allemagne en 1936 où la doctrine nationale-socialiste s’installe. Les changements de climat dans la société sont observés par Suzon et son regard naïf. Elle n’y comprend pas grand chose et ne sait plus trop quoi répondre ou comment réagir pour être dans l’ordre. Lors d’une soirée où les filles se réfugient dans les toilettes, elle regrette la disparition de ces petits moments où elle se refaisaient une beauté tout en échangeant sur leur « sujets intéressants » d’autrefois, (sous entendu la beauté, la tactique à adopter avec les messieurs abandonnés dans le café…) La politique est omniprésente, même devant un lavabo !
Je voyais bien que Paul avait envie de faire enrager tante Adélaïde et la Fricke qui est toujours un peu bizarre; ce n’était pas pour me déplaire. Il est allé chercher un journal où l’on montrait quelle grande différence il y a entre un national-socialiste et un criminel. A gauche on voyait des têtes de gauleiter, de chefs de groupes et autres grosses légumes nationales-socialistes et à droite des têtes de pickpockets, de voleurs-assassins, de satyres-assassins et autres gens de même farine. Paul cacha les légendes et fit deviner aux deux femmes lequel était un national-socialiste, lequel un criminel. Trois fois de suite elles se sont trompées. Paul était ravi, les deux femmes étaient furieuses. Paul leur dit que de prendre ainsi un national-socialiste pour un criminel et inversement ne faisait guère honneur à leur sentiment allemand.
Les trahisons et les dénonciations font désormais partie de la vie de tous les jours. Pour se débarrasser d’un concurrent, on signale qu’il a l’air communiste et l’affaire est réglée. Les gens sont amenés en continu pour les interrogatoires, ce qui va aussi arriver à Suzon ou alors à son Franz, gentil et inoffensif.
La naïveté de Suzon entre en contraste avec les discours de Heini – ce journaliste est souvent invité chez le demi-frère de Suzon, l’écrivain Algin. Heini s’adonne à des analyses profondes et nuancées de la situation dans la société, tandis qu’Algin dépérit sous le poids des épurations des écrivains. Ces alternances de style entre Suzon et le milieu des intellectuels sont très réussis, que ce soit au niveau de la langue ou de la forme. Irmgard Keun comptait parmi ses amis Stefan Zweig, Heinrich Mann ou alors Joseph Roth (qui était même devenu plus qu’un simple ami !) et j’imagine bien qu’ils l’inspiraient pour décrire ces scènes.
Lire est pour eux un gros effort et un ennui. Je parierais n’importe quoi qu’ils n’ont pas encore lu Mein Kampf d’un bout à l’autre; moi non plus d’ailleurs. Mais ils l’ont acheté, ils y ont même jeté un coup d’oeil de temps en temps et se figurent qu’ils l’ont lu.
Heini a dit un jour : « Ou bien ils achètent un livre et ne le lisent pas, ou bien ils empruntent un livre, ne le rendent pas et ne le lisent pas davantage. Ou bien ils le rendent sans l’avoir lu. Mais ils en ont tant entendu parler, ça a été une telle affaire de l’acheter ou de devoir le rendre, qu’il leur est devenu familier comme la chemise que l’on a sur le corps. On connait le livre sans l’avoir lu. » Des centaines de milliers d’Allemands ont ainsi lu Goethe et Nietzsche et d’autres poètes, d’autres philosophes, sans les avoir jamais lus. Notre Führer a en cela quelque chose de commun avec Goethe.
L’auteure a très bien capté cette période de transition tout en soulignant le côté absurde et complexe pour les gens ordinaires. Les efforts fiévreux de la plupart pour s’aligner, la puissance des mots (je note l’échange entre Heini et le vendeur de Stürmer – journal antisémite – ravi d’avoir tout compris grâce à ces articles sur les races), les petits jeux de force entre mères pour que leur fille soit choisie pour réciter le poème au Führer, le sentiment de l’importance des garçons après avoir enfilé un uniforme, la chute progressive d’Algin :
Algin est venu nous rejoindre. Pâle et sombre, il est assis là, les yeux creusés, les mains blêmes à plat sur la table. Il a encore reçu une lettre de l’Office de contrôle des gens de lettres. On va procéder à une nouvelle épuration des écrivains : on va le passer au crible; cette fois-ci, sans doute, il va être saqué. Il pourrait peut-être se tirer de l’affaire en écrivant un long poème sur le Führer : il n’a pas encore pu s’y résoudre. Ce ne serait pas encore sans danger : il risque de déchaîner contre lui les écrivains nazis pour avoir osé écrire sur le Führer, alors qu’il n’est pas un vieux militant.
Un excellent livre pour comprendre l’ambiance que je conseille à tout le monde.
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Après minuit, de Irmgard Keun, traduit de l’allemand par Georges Berthier. J’ai lu, 1982, 157 pages.
A noter : il existe une version plus récente du livre sortie chez Belfond en 2014.

Ce livre a été lu dans le cadre des Feuilles allemandes, consacrées à la littérature de langue allemande.
Et bien, il ne me reste plus qu’à acheter…
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Merci Goran 😉
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Vraiment très intéressants ces paradoxes par rapport à la lecture… Merci pour cette découverte!
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Finalement, il n’y a pas beaucoup de livres qui parlent de l’ambiance et de la vie des gens ordinaires en Allemagne des années 30.
Merci pour ton commentaire 😉
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Cela semble super intéressant… Je note sur ma liste à lire. Merci pour ta chronique !
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Merci ! Il est vraiment intéressant car il montre à quel point la vie était complexe pour les gens ordinaires.
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Ca a l’air vraiment très bien ! On nous parle rarement de la vie quotidienne en Allemagne sous l’hitlérisme. Je serais curieuse de lire ce livre.
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N’hésite pas ! C’est un autre regard sur cette période et c’est vraiment intéressant.
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