
C’est lors d’une émission spéciale de La Grande Librairie, en 2015, dédiée à Marceline Loridan-Ivens, que j’ai découvert son livre Et tu n’es pas revenu, co-écrit avec la journaliste et essayiste Judith Perrignon. « Un livre admirable, un livre fort… Un livre que je voudrais que tout le monde lise », ainsi s’exprimait François Busnel en présentant l’émission. Un titre qui ne pouvait donc pas manquer à notre semaine consacrée aux Lectures communes autour de l’Holocauste.
Tu aurais dû revenir. J’ai toujours pensé qu’il eût mieux valu pour la famille que ce soit toi plutôt que moi.
Marceline Loridan-Ivens, née Marceline Rozenberg, a été arrêtée au début de l’année 1944, avec son père, Salomon Rozenberg. Détenus au camp de Drancy, ils sont ensuite envoyés à Auschwitz-Birkenau. Marceline, alors âgée de 15 ans, sera ensuite déportée vers Belgen-Belsen, puis Theresienstadt. Rescapée mais marquée à vie par cette expérience, pas seulement dans sa chair, elle passera la fin de sa vie à témoigner sur ce qu’elle a vécu, après avoir consacré sa vie au cinéma engagé, en compagnie de son mari Joris Ivens.
« Et tu n’es pas revenu » fait allusion à ce père, qui, contrairement à sa fille, n’a pas survécu à l’enfer des camps. Le livre est en fait une lettre écrite par sa fille à celui qui lui manque tant. Dès les premières pages, Marceline évoque un billet que ce dernier avait pu lui faire passer à Birkenau.
Je revois ce mot que tu m’as fait passer là-bas, un bout de papier pas net, déchiré sur un côté, plutôt rectangulaire. Je vois ton écriture penchée du côté droit, et quatre ou cinq phrases que je ne me rappelle pas. Je suis sûre d’une ligne, la première, « Ma chère petite fille », de la dernière aussi, ta signature, « Shloïme ». Entre les deux, je ne sais plus. Je cherche et je ne me rappelle pas. Je cherche mais c’est comme un trou et je ne veux pas tomber. Alors je me replie sur d’autres questions : d’où te venaient ce papier et ce crayon ? Qu’avais-tu promis à l’homme qui avait porté ton message.
… et à lire ce livre court, on se dit qu’il ne faut pas plus de cent pages pour faire passer au lecteur non seulement l’enfer des camps, la difficulté de surmonter le retour, les blessures non cicatrisées et tout l’amour d’une fille pour son père, le tout de manière très émouvante :
Aujourd’hui encore, quand j’entends dire Papa, je sursaute, même soixante-quinze ans après, même prononcé par quelqu’un que je ne connais pas. Ce mot est sorti de ma vie si tôt, qu’il me fait mal, je ne peux le dire que dans mon for intérieur, surtout pas l’articuler. Surtout pas l’écrire.
L’auteur décrit également l’éclatement de sa famille. Entre une mère qui n’a jamais pu ou voulu comprendre ce que sa fille a vécu et des frères et soeurs qui resteront traumatisés jusqu’à commettre un suicide. « Morts des camps sans y avoir été » est l’expression utilisée par Marceline quand elle parle d’eux :
Sache que notre famille n’y a pas survécu. Elle s’est disloquée. Tu avais fait des rêves trop grands pour nous tous, nous n’avons pas été à la hauteur. (…) Michel et Henriette sont morts de ta disparition. Il leur a toujours manqué des mots qui les accompagnent, leur indiquent quelle était leur place dans cette histoire et dans ce monde. Moi j’en ai une. Je suis la survivante. Je sais où tu es mort et pourquoi. J’ai surtout des bouts de toi qui n’appartiennent qu’à moi. Tes derniers pas, tes derniers mots même si je les ai oubliés, tes derniers gestes, tes derniers baisers.
Quant à Marceline, elle porte encore à la fin de sa vie les séquelles de ce qu’elle a vécu, jusque dans les détails du quotidien : refuser de prendre une salle de bains avec douche à l’hôtel, ne pas supporter la vue des cheminées d’usines, ou l’impossibilité d’envisager la maternité :
Mes orteils gelés sont engourdis à tout jamais. Les infections ont laissé sur mes bras et mes jambes des cercles blanchâtres où la peau est fine et more. Longtemps, j’ai gardé sur la nuque les traces des coups de bâtons. Et si je suis restée sèche, menue, c’est parce que j’ai souvent pensé devant ma glace, dix, vingt ou trente ans plus tard, Faut que je reste mince et svelte pour ne pas passer au gaz la prochaine fois.
Je n’ai jamais eu d’enfants. Je n’en ai jamais voulu. Tu me l’aurais sans doute reproché. Le corps des femmes, le mien, celui de ma mère, celui de toutes les autres dont le ventre gonfle puis se vide, a été pour moi définitivement défiguré par les camps. J’ai en horreur la chair et son élasticité. J’ai vu là-bas s’affaisser les peaux, les seins, les ventres, j’ai vu se plier, se friper les femmes, le délabrement des corps en accéléré, jusqu’au décharnement, au dégoût et jusqu’au crématoire.
Je voulais terminer ce billet en évoquant le fait que le maire du village où habitait Salomon Rozenberg, voulait inscrire son nom sur le monument aux morts. Marceline s’est battue pour que l’inscription « Mort à Auschwitz » y soit présente ; en effet, il y avait pour elle une grande différence entre les soldats s’étant battus pour la France, et ceux, disons-le comme cela doit être dit, ont été condamnés par l’Etat français. Même si on peut parfois s’élever contre une repentance aujourd’hui trop systématisée, la reconnaissance en 1995 par Jacques Chirac de la responsabilité de l’Etat français dans la shoah s’est avérée être un acte courageux et réparateur :
Tu n’es pourtant pas mort pour la France. La France t’a envoyé vers la mort. Tu t’étais trompé sur elle.
A l’image de François Busnel, je ne saurais trop vous conseiller de lire ce livre.
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Et tu n’es pas revenu, de Marceline Loridan-Ivens avec Judith Perrignon. Grasset, 2015. 110 pages.

Ce livre a été lu dans le cadre des Lectures communes autour de l’Holocauste.
« Même si on peut parfois s’élever contre une repentance aujourd’hui trop systématisée, la reconnaissance en 1995 par Jacques Chirac de la responsabilité de l’Etat français dans la shoah s’est avérée être un acte courageux et réparateur : » c’est tout à fait exact…
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Merci Goran !
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Je l’ai acheté à Noël « par erreur » pour mon conjoint : j’étais partie pour lui prendre « Retour à Birkenau » de Ginette Kolinka, et j’ai dû avoir une absence, une fois en librairie… du coup, il a eu les 2, que je lirai aussi bien sûr, mais pas pour cette fois, le programme était trop chargé en ce début d’année..
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J’ai entendu parler du « Retour à Birkenau » mais je ne l’ai pas lu. En tout cas, celui-ci est vraiment très fort et émouvant. Je serais bien sûr curieux d’avoir ton avis.
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Puissante analyse pour un livre et un sujet qui le mérite. Merci.
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… qui le méritent, bien sûr!
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Merci pour ce très gentil commentaire !
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un des livres importants sur ce sujet , je suis tellement admirative de ces personnes qui ont réussi à dire l’horreur et la douleur pour Faire Savoir
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Oui, je suis tout à faire d’accord avec toi, et on perçoit encore toute la blessure à les lire ou écouter. C’est toujours très émouvant.
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Je me souviens de la parution de ce livre, des entretiens très émouvants que j’avais entendus à l’époque.
Je rejoins Dominique : réussir à dire, à écrire, à faire savoir, nécessite beaucoup de force et de courage.
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Oui, et je trouve que Judith Perrignon, qui a écrit le livre avec Marceline Loridan Ivens a encore une fois fait montre de son talent.
C’est juste, et l’on sent la force intérieure de ces gens qui témoignent et c’est impressionnant.
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je ne l’ai pas encore lu et pourtant son passage à LGL m’avait convaincue
j’ai du mal depuis quelques années avec ces témoignages peut-être le fait que l’on sent frémir (doux euphémisme) les extrémismes de tous poils 🙂
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C’est peut-être pour ça qu’il faut lire et relire ces genres de livres… Mais je comprends qu’on n’ait pas toujours le coeur à ce genre de lecture.
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j’ai décidé d’en lire un de temps en temps…
J’habite dans une région martyr (à 2 pas du Vercors) il y a eu ds morts fusillé ou brûlé (le villageois s’était réfugiés dans une petite église et la SS y ont mis le feu…
je suis née en 1950 donc mon enfance a baigné dans les récits d’où mon intérêt important pour cette période…. les jeunes qui transportaient des messages dans les cadres de vélos, les traîtres aussi …
En 1978 ou 79 j’ai suivi la série TV « Holocauste » du début à la fin mais là,alors qu’elle est rediffusée je me sens incapable de la regarder à nouveau. à l’époque on pensait (ou on espérait » que cela ne reviendrait jamais, mais on s’est trompé, on ne tire jamais les leçons de l’Histoire
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Je n’ai pas encore lu ce livre mais je me souviens très bien de son passage à la grande librairie et de l’émotion ressentie face à son courage et celui de tous ceux qui ont vécu cet enfer…
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Oui, c’était vraiment une belle émission, à regarder à nouveau !
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Merci d’avoir présenté ce témoignage poignant et que je ne connaissais pas. Quelle poids à porter pendant toute une vie et, oui, quelle tristesse de voir la reconnaissance si tardive des morts, des survivants, et de la responsabilité (française, ici mais tant de pays et d’individus). Je frémis encore en pensant à Simone Veil évoquant les remarques qu’on lui faisait sur son numéro tatoué.
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Tu as sûrement moins entendu parler de ce livre et de son auteure en étant en Hongrie, mais je me souviens qu’à l’époque, on l’avait abondamment évoqué, et à juste titre. Je ne peux que te le conseiller.
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Je débute demain :« Retour à Birkenau » de Ginette Kolinka. Je l’ai acheté car je crois qu’il y a des livres comme celui abordé dans ton billet qu’il faut se procurer et y revenir pour ne pas perdre de vue le courage et le désir de survivre dans un enfer. Merci pour l’initiative.
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Merci à toi par avance pour ta participation, je suis très intéressé d’en apprendre un peu plus sur l’auteure et ce livre. Encore un témoignage essentiel.
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Que oui!
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Je lirai ce livre, je l’ai noté depuis sa parution. Ce rendez-vous commémoratif que vous avez proposé est une excellente idée, mêlant devoir de mémoire et littérature. J’espère que nous récidiverons l’année prochaine. En attendant, voici ma participation, avec Une île, une forteresse de Hélène Gaudy :
http://www.lireetmerveilles.fr/pages/lectures/une-ile-une-forteresse-helene-gaudy.html
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L’idée de cette semaine est à mettre à l’actif de Passage A l’Est. Je trouve aussi que c’est une très bonne idée. A voir pour l’année prochaine, on en reparlera. Merci pour le lien, j’ai vu rapidement ton billet tout à l’heure et je suis intrigué par ce livre qui traite de Terezin.
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C’est une bonne idée que leurs noms apparaissent sur des monuments aux morts . Mais il est vrai que c’est faux de dire qu’ils sont morts pour la France . Ils sont morts parce que l’état français avait abandonné les valeurs de la république.
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Exactement, tu as tout à fait raison.
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Un des meilleurs sur le sujet, et mon préféré de l’auteur!
(j’ignore comment on donne sa participation, de toute façon je n’en ai qu’un seul, on ne lit pas sur ce sujet sans en sortir essoré lessivé)(http://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2021/01/209-rue-saint-maur-paris-xe.html)
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Merci beaucoup pour ta participation, je note ce titre et vais aller lire ton billet.
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J’ai beaucoup aimé « L’amour après », lu après son passage inoubliable à LGL, je note ce titre-ci.
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Tu fais bien, c’est une lecture indispensable.
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Les extraits sont bouleversants… Je tâcherai un jour de lire ce livre, sans aucun doute.
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Je suis persuadé qu’il te touchera beaucoup aussi.
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https://netsdevoyages.car.blog/2017/07/05/adieu-simone-veil-et-tu-nes-pas-revenu-marceline-loridan-ivens/
j’ai lu ce livre à la suite d’une émission de télévision où Marceline Loridan-Ivens parlait de Simone Weill juste avant le décès de cette dernière. Mon billet est donc dédié aux deux femmes
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Voilà un thème qui m’effraie et que j’hésite à aborder. Même les classiques du genre, je ne les ai pas lus. Je suis toutefois intéressée par ce récit de femme — ou plutôt fille — dans les camps.
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