Florina Ilis – Le Livre des nombres

Il y a près de deux ans, j’avais découvert l’univers de Florina Ilis via son livre La croisade des enfants, qui avait fait l’objet d’une lecture commune unanimement positive partagée avec Ingannmic et Passage à l’Est. En ce mois de mars 2021, c’est donc avec un plaisir non dissimulé que je vous parle du dernier titre de l’auteure, Le livre des nombres, qui est sorti récemment en langue française et dans lequel elle emmène le lecteur dans un village de Transylvanie.

Avant de vous parler du livre à proprement parler, arrêtons-nous, si vous le voulez bien, sur le titre. Le livre des nombres n’est pas un titre anodin. Il correspond en effet à l’un des livres constituant la Bible et racontant l’histoire du peuple d’Israël pendant les années d’errance dans le désert avant d’atteindre la Terre Promise. Il doit son nom au fait qu’il débute par le recensement des hébreux. Essayant de percer les intentions de Florina Ilis dans le choix du titre, j’attribue le choix du titre au fait qu’elle fait une sorte de recensement des habitants de ce village de Transylvanie.

Nous sommes en 1956. Le narrateur nous parle de ses parents, Ana et Ioachim, lorsque ceux-ci étaient âgés de 10 et 12 ans. Ils doivent alors participer au labour car leurs grands-parents respectifs sont des paysans riches qui sont honnis par le régime et ne peuvent plus employer de main d’oeuvre. Voici le premier contact avec ce village sur lequel le narrateur, écrivain, écrit un livre. Ainsi, il va, au gré du livre, se promener à travers les arbres généalogiques de ses deux parents, ce qui nous donne l’occasion de découvrir la Roumanie communiste, mais aussi de percevoir les petits secrets / le quotidien des habitants de cette ville de Transylvanie.

Dans La croisade des enfants, Florina Ilis avait fait un choix de narration très original : des phrases longues, une absence de points de points et un récit scindé en deux parties distinctes : la présentation de chaque personnage dans la première, la convergence de leur histoire dans la seconde. Ici, force est de constater que l’auteure parvient complètement à se renouveler et utilise un procédé différent, mais non moins original. Elle nous offre un voyage à travers les années, d’une branche de la famille à l’autre. L’histoire est principalement racontée par le personnage principal, ou par un membre de la famille. Parfois, c’est l’observation d’une vieille photo (comme celle de l’arrière grand-père Petre Barna lors d’une chasse) ou une lettre qui sert de point de départ… On évoque des faits sur lesquels on reviendra plus tard dans le livre. C’est un flot de phrases qui emporte le lecteur. Etonnamment, malgré le nombre de personnages, et ces sauts temporels et spatiaux, celui-ci n’est jamais perdu ; bien au contraire, même si l’arbre généalogique présent au début du livre constitue une aide très utile, l’approche de certains épisodes sous plusieurs angles nous imprègne et rend le récit très fluide. Je mentionnais les documents qui servent à écrire cette chronique ; le narrateur fait lui-même appel à son imagination pour compléter les manques.

Comment satisfaire ma nature qui veut le tout, qui ne peut s’empêcher ni faire semblant de respecter totalement la vérité, avec ces limites et ces frontières si impossiles à franchir ? Si, faute de documents écrits, étant donné les circonstances, je vais imaginer, là où le trop peu d’informations ne me suffisent pas, le lecteur, indulgent, me pardonnera, parce que dans le livre des noms, pour que le nom ne s’efface pas dans l’oubli, pareil à ces croix muettes et de guingois, je me suis efforcé de scruter les gens et les choses, faisant davantage d’un rien et de quelques métaphores, développant avec tout ce que j’ai entendu dire et j’ai cru, je ferai en sorte que même le peu qu’il reste de ma lignée et de notre lignée ne soit pas perdu et ne fasse pas défaut à ceux qui viendront après nous.

Ils s’appellent Ana, Ioachim, Gherasim, Zenobia, Petre Barna (un ancêtre haut en couleur), Titus Illea… Il est vain de tous les citer mais on s’attache en quelques pages à ces personnages. Ce tableau prenant vie est aussi celui d’une région, d’une époque, où les vieilles croyances persistent – le XXème siècle roumain (avec une Hongrie à proximité), mais surtout la période communiste : la collectivisation des terres, l’emprisonnement des opposants (et ses conséquences sur toute la famille), la collaboration avec le régime (beaucoup d’informateurs étaient finalement dans le cercle proche).

Vers la fin du roman, alors que se profile le 500ème anniversaire du village, c’est une peinture plutôt nostalgique qui pointe. Avec la chute du communisme, beaucoup d’habitants ont quitté les lieux, parfois pour aller gagner davantage à l’étranger. Cela nous donne l’occasion de lire de très beaux passages sur la terre, la transmission, que ce soit dans la bouche de Cornelia…

Du prestige ! Et c’est tout ! Nous voulons qu’on nous rende les biens de nos arrière-grands-parents bien que nous ne soyons pas capables d’en faire quoi que ce soit. Que reste-t-il du sentiment de la terre, de l’éternité du village ? Nous avons perdu même le pouvoir de croire au rêve ! Les liens anciens avec la terre, rompus par la collectivisation, ne peuvent pas être renoués aussi facilement.

ou du narrateur évoquant son grand-père :

Dans la terre au creux de ma main il n’y avait pas que des odeurs, il y avait aussi des images. Quelque chose dans la manière dont mon grand-père m’avait tendu le morceau de terre me l’a fait imaginer jeune. En train de labourer, herser et semer les deux collines qu’il avait achetées avec l’argent gagné dans le Banat. Attendant de voir germer le blé. Se réjouissant quand il poussait bien. Attristé les jours de sécheresse, ou de vent ou de pluies. Allant au battage, qu’il organisait selon la moisson. Rompant un morceau de la première miche de pain. Tout cela, je ne l’ai compris que bien plus tard. Tout comme j’ai compris pourquoi ma grand-mère Zenobia, obstinée, tenace, allait faire transférer les ossements du grand-père dans la terre qu’il n’avait pas eu le temps de récupérer, parce qu’il était more à l’automne 1989, alors qu’il fauchait dans la Vallée-du-Village. D’un geste inconscient, j’avais mis la poignée de terre dans la poche de mon survêtement.

J’espère que vous l’aurez compris en me lisant : Le livre des nombres est un très beau roman que je vous recommande chaudement !

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Lisez autre chose

Le Livre des nombres, de Florina Ilis, traduit du roumain par Marily Le Nir, avec la collaboration de Mirela Ferraiuolo. Editions des Syrtes, 2021, 514 pages.

Ce livre a été lu dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.

25 réflexions sur “Florina Ilis – Le Livre des nombres

      • Eve-Yeshé 29 mars 2021 / 13:32

        j’ai déjà au moins 5 romans (je n’ai pas lu cette année ceux que j’avais prévus, (annus horribilis dirait Queen Elizabeth )
        comme il y a beaucoup d’auteurs cette année que je ne connaissais pas cela va s’allonger encore 🙂

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    • Patrice 29 mars 2021 / 07:37

      Oui, j’étais vraiment séduit par ce livre (la dernière partie a un peu moins de rythme, mais ça n’en reste pas moins une excellente découverte !)

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  1. Ingannmic 24 mars 2021 / 20:42

    Je le lirai, c’est sûr, j’avais beaucoup aimé La croisade des enfants, et le fait qu’elle ait adopté avec ce titre un autre style me rend curieuse.
    J’en profite pour te signaler que le lien sur mon pseudo renvoie vers ma chronique de La terre de Zola (une lecture mémorable aussi, d’ailleurs !).

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    • Patrice 24 mars 2021 / 20:52

      Je te le conseille vivement ! Heureux de faire des émules 🙂
      Merci pour le lien, je viens de le corriger (d’ailleurs, si tu veux encore faire une LC Zola, je suis toujours partant)

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      • Ingannmic 30 mars 2021 / 19:26

        Pourquoi pas, j’ai Thérèse Raquin sur mes étagères, mais ce serait plutôt à partir de juin. Je m’étais aussi noté de revenir vers toi en mai pour éventuellement caler une LC de Graham Greene (La puissance et la gloire).

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    • Patrice 29 mars 2021 / 07:39

      On ne peut pas tout lire, mais je te recommande chaudement cette auteure !

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    • Patrice 29 mars 2021 / 07:36

      Bonne lecture ! Curieux de lire ta chronique !

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    • Patrice 29 mars 2021 / 07:19

      Un bon moment de lecture en perspective !

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  2. Marilyne 28 mars 2021 / 08:59

    Souligné-surligné, d’autant que je n’ai jamais lu l’auteur.
    A propos de LC : j’ai lu sur le billet sur la Chronique Transylvaine de Goran que ce serait l’une de tes lectures cette année. J’ai le même projet toujours en attente. Nous pourrions le lire ensemble, comme pour le Docteur Jivago, en pavé de l’été. Qu’en penses-tu ?

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    • Patrice 29 mars 2021 / 07:18

      Excellente idée ! On prévoit quelque chose en septembre comme pour Jivago ?

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      • Marilyne 31 mars 2021 / 17:27

        Ce serait parfait ! ( le tome 1, n’est-ce-pas, pas toute la trilogie 😉 )

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      • Patrice 31 mars 2021 / 20:59

        Oui, le tome 1 😉

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