Arno Camenisch – Ustrinkata

Les feuilles allemandes, ce n’est pas que la littérature allemande, mais aussi autrichienne et suisse. C’est cette dernière que j’ai décidé de mettre à l’honneur en vous présentant Arno Camenisch. Ce quadragénaire, originaire des Grisons, région montagneuse et trilingue, est bien connu en Suisse, mais pas encore assez en France bien qu’il soit l’auteur de nombreux livres, écrits en allemand ou en sursilvan. Je vais rompre mon principe de toujours lire les livres dans leur ordre chronologique et vous parlerai aujourd’hui d’Ustrinkata publié chez Quidam éditeur.

Ouais ça c’étaient des hivers jadis, dit l’Otto, des murs de neige hauts comme les immeubles de Parigi, pas vrai Luigi, et toutes les demi-douzaines d’années, y avait un village qui croyait dur comme neige qu’il allait finir enfoui sous la splendeur blanche.

Pourquoi avoir mentionné l’ordre chronologique ? C’est parce qu’Ustrinkata clôt une trilogie, composée de Sez Nur et Derrière la gare, dont l’histoire se déroule dans les Grisons, dans des petits villages des Alpes. Tandis que Sez Nur était encore écrit en allemand et en sursilvan, les deux suivants ne le sont qu’en allemand.

Ustrinkata nous amène dans un village alpin dont les habitants sont régulièrement attirés par ce qui forme le coeur du village, le petit bistrot L’Helvezia, tenu depuis 60 ans par la Tante. Ce soir, les clients sont invités, car après c’est la fin, la fermeture… Il pleut des cordes, l’alcool coule à flots et l’air est remplie de fumée. Les débats ne sont interrompus que pour aller chercher une bière, un piccolo ou un café-goutte agrémenté de schnaps. A l’exception du coiffeur Alexi qui n’a pas envie de boire…

Comment ça de l’eau, dit la Tante à la grande table des habitués dans l’Helvezia, elle fixe l’Alexi, mais t’es marteau. Elle secoue la tête et glisse une Mary Long entre ses lèvres, ça j’irai pas te chercher de l’eau, vas-y toi-même si vraiment t’y tiens, tu sais où sont les verres hein, elle prend une allumette dans la boîte sur la table et elle allume sa Mary Long. L’Alexi veut se lever, le Luis lui saisit le bras, toi tu restes assis, ici personne boit de l’eau, on est pas tombé si bas, t’en veux une sur la tronche ou quoi, peut-être bien que ça veut te remettre les idées en place. Ideas da Coifförs, dit l’Otto, il caresse sa barbe. Il a une barbe comme une pelle. ç’a pas encore neigé par-là hein, va donc aller plonger ta tête dans un seau que ça la refroidisse un coup, tu verras comme les fantômes se font la malle, noomdedieu. La Tante coince sa Mary Long dans le cendrier Calanda, elle se lève et va derrière le comptoir. Elle pose une chope devant l’Alexi, viva elle dit, et elle reprend sa Mary Long dans le cendrier.

Ici, on se connaît depuis des lustres, on ne se gêne pas. A table, on passe en revue les évenements qui ont marqué la vie des villageois – des malheurs qui se sont abattus sur le village, des intempéries, des anecdotes, des amours… On se remémore les morts et les vivants en essayant de se mettre d’accord sur des dates précises, on se coupe la parole, on change de sujets…

Regardez voir ce que j’ai don trouvé là dans l’armoire, dit la Tante en posant sur la table une photo de la procession. Dediou la belle forme qu’on tenait, dit l’Otto, y a que le niolus autour du Pfaff tous plus gros les uns que les autres, c’est là qu’on voit qui c’est qu’avait de quoi manger, le vieux Josefi l’était pas encore curé à cette époque, dit la Tante.

Va don, dit l’Otto, à son anniversaire à la Friederike, juste avant qu’elle meure d’un coup comme ça à l’automne, je lui avais offert un pot de géranium. Ah ben ça, sûr que ça a dû lui faire sacré plaisir, dit la Silvia, elle verse une rasade de schnaps dans son café-goutte, moi le Pieder du village de Puzzatsch il m’a offert une fois une corbeille de fruits exotiques en plastique, y vaut ptêtre mieux que tu repartes direct, j’ai dit, et remballe voir ton panier garni avec toi, elle allume une Select, bon chacun fait ce qu’il peut.

Dès que le lecteur s’habitue à cette belle mélodie de paroles, s’ouvrent devant lui des fragments de vie qui, une fois rassemblés, forment une chronique villageoise dans laquelle chacun se retrouvera. La tonalité oscille entre l’humour de la vie quotidienne et la mélancolie de voir ce monde changer ou disparaître, ce qui est encore plus souligné par les pluies incessantes du mois de janvier, du jamais vu ici. Dans un entretien, l’auteur a fait part de ses inquiétudes concernant la protection de l’environnement et je trouve que ce désir de préserver et de transmettre aux générations futures se ressent beaucoup à travers ses lignes. Je serais d’ailleurs absolument ravie de pouvoir assister à une de ses lectures à voix haute pour lesquelles il s’est trouvé une passion.

Je me souviens quand le Caderas il a été élu, ça se faisait encore sans cérémonie, main levée pendant le conseil communal et puis t’étais élu ou tu l’étais pas, dit l’Otto, il boit une gorgée, bouah qu’est-ce qu’elle est bonne ta bière, l’a une jolie couleur en plus, ma couleur préférée, et juste avant le conseil, le candidat Canderas l’était venu ici à l’Helvezia, un de la Lavina Nera bien sûr, et tout à coup il s’est mis à nous payer des tournées, bien simpatic, on a voté pour lui après, penses don.

Vous l’aurez compris, il est assez difficile de résumer ce livre, la raison pour laquelle je vous retranscris plusieurs extraits pour que vous puissiez vous faire une idée. Pour ma part, je n’hésiterai pas à relire certains passages, à le recommander et à l’offrir. Pour finir, laissons retentir le tiba d’Otto et de sa Friederike dont la mélodie se porte dans la vallée…

Que tu crois, dit l’Otto, quand j’étais sur l’alpage au-dessus de Meierhof, sur la Stavonas sous le Sez Ner, et que la Friederike elle était de l’autre côté, sur l’alpage de Brigels quoi, je lui en ai joué du tiba, chaque matin et chaque soir, et la Friederike de l’autre côté, oh qu’il était joli son tiba, et comme il brillait au soleil, le plus fier tiba de tout le canton elle avait, et elle me répondait avec, et moi je lui jouais les plus belles mélodies, et les tonalités de son tiba, des couleurs si jolies que t’en avais les genoux ramollis direct et que tu oubliais tout des vaches de du fumier et de toute cette merde qui t’entoure quand on l’entendait, Ah ça, la vallée entière que vous avez rendu neuneu avec vos klaxons, dit le Luis, un foin pas possible que ça nous faisait toute la journée et jusque tard dans la nuit, et comment t’aurais voulu boire tranquille ton piccolo, il s’essuie la bouche du dos de la main, on sursautait chaque fois que vous recommenciez votre ritournelle, rien à faire, un sursaut à te renverser la moitié du veltliner bien cher sur les chemises.

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Ustrinkata, d’Arno Camenisch. Traduit de l’allemand (Suisse) par Camille Luscher. Quidam éditeur, 97 pages, 2020.

Ce livre a été lu dans le cadre des Feuilles allemandes.

19 réflexions sur “Arno Camenisch – Ustrinkata

  1. Livr'escapades 16 novembre 2022 / 18:44

    Des Grisons, je ne connais que Coire et les environs de Laax mais je garde d’excellents souvenirs de nos randos dans la région en août 2021. Un canton encore très nature et de toute beauté.
    Merci pour cette belle découverte, je note la trilogie.

    Aimé par 1 personne

      • Eva 17 novembre 2022 / 08:43

        Merci pour cette précision !

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    • Eva 17 novembre 2022 / 08:43

      Je trouve que ce petit livre pourrait parfaitement faire partie d’un panier avec des produits suisses. J’imagine un bon fromage, Magenbrot, un petit couteau suisse et Ustrinkata 😉

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  2. luocine 16 novembre 2022 / 18:46

    je ne parle pas le « sursylivan », ni le « vallader » ni le « puter » ni le « sumiran » : j’étale ma science wikipédia appès avoir cherché ce que pouvait bien être le « sursylivan »

    Aimé par 2 personnes

    • Eva 17 novembre 2022 / 08:47

      J’aurais dû le préciser, merci. Je ne suis jamais allée dans cette région, j’espère y remédier l’année prochaine.

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  3. Doudou Matous 17 novembre 2022 / 06:27

    Je ne connais pas trop la Suisse, ni sa littérature, ni Arno Camenisch… donc merci pour cette découverte !

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    • Eva 17 novembre 2022 / 08:49

      N’hésite pas, ça fait découvrir autre chose (le langage, l’écriture…)

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    • Eva 17 novembre 2022 / 08:53

      Je parie qu’il n’est pas disponible à la bibliothèque

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      • keisha41 17 novembre 2022 / 09:12

        Mouarf oui. Mais j’ai devant moi une liste, déjà bien remplie. Et à ma gauche des piles de livres à lire

        Aimé par 1 personne

      • Eva 17 novembre 2022 / 14:19

        C’est un peu comme chez nous alors…

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