
A l’occasion du Mois de l’Europe de l’Est, passons maintenant les frontières pour visiter la Pologne. En compagnie de Zofia Turbotynska, nous allons arpenter les rues de Cracovie pour élucider une affaire mystérieuse : Madame Mohr a disparu. Maryla Szymiczkowa nous offre une image vivante et réjouissante de la société cracovienne de la fin du XIXème siècle.
Sous le nom de Maryla Szymiczkowa se cache un duo d’auteurs, Jacek Dehnel et Piotr Tarczynski. Bien que vivant à Varsovie, ils ont choisi Cracovie comme lieu de leur premier roman écrit à quatre mains. En effet, cette ville polonaise revit sous leur plume. On est en 1893 et pour les lecteurs non initiés à l’histoire de l’Europe centrale, l’avant-propos (fort bienvenu) résume brièvement quelques points importants du XIXème siècle et présente le Cracovie de l’époque, qui n’était qu’une ville de province de 70.000 d’habitants d’ethnies très diverses, faisant partie de la très pauvre Galicie.
En même temps, dans sa vie quotidienne, dans la gestion du personnel de maison et l’échange des potins, elle se sentait comme dans un corset noué trop serré. Parfois, allongée sur le canapé, elle posait son livre sur sa poitrine, avec l’index comme marque-page, et songeait qu’à une autre époque elle aurait pu être davantage elle-même; elle se voyait comme Cléopâtre, Zénobie, ou encore Grazyna, ou peut-être Elizabeth l’Anglaise, ou Jeanne d’Arc finalement (…) En attendant, elle devait se contenter de donner ses recommandations à Franziska, de planifier les repas pour la semaine à venir et de veiller à ce que la poularde fût retirée à temps du four.
Zofia Turbotynska, mariée à Ignacy, dont le poste de professeur universitaire leur procure un bon statut social, est largement occupée par la tenue sa maison (c’est à dire par diriger la femme de chambre et la cuisinière – une activité exigeante, voire tracassante à ce qu’on comprend vite). Néanmoins, influncée par la lecture (lectrice assidue de Walter Scott et du poète romantique Adam Mickiewicz), elle rêve d’élucider une affaire criminelle.
Dans sa lutte de tous les jours pour se muer en une Cracovienne authentique, à qui personne n’oserait reprocher son extraction provinciale, Zofia menait diverses campagnes, dont une campagne caritative.
Se rendant compte que tous les bons postes dans les diverses sociétés caritatives étaient déjà pris (Elles avaient tout accaparé, ces rapaces bonnes femmes, tout, jusqu’à la dernière miette.), elle décide donc de jeter son dévolu sur les soins apportés aux malades et aux pauvres de Cracovie. Elle se rend à cet effet à la Maison Helcel où elle apprend (à son plus grand plaisir) qu’une certaine madame Mohr a disparu. Zofia sent son moment de gloire venir. Elle, qui a réussi habilement à propulser Ignacy à son poste actuel par des rencontres et liens de connaissance, met tout son savoir-faire au service de cette affaire. Elle est en effet persuadée que madame Mohr, retrouvée morte dans le grenier, a été assassinée. Secondée par soeur Alojza et sa cuisinière Franziska, elle se mettra à démeler les fils, jouant aux grandes détectives en faisant des interrogatoires et en prenant des notes dans un petit carnet (où elle notait d’habitude des recettes de cuisine intéressantes, des ébauches de poèmes et des potins plus complexes.)
Assassiner des cuisinières à une époque où il était si difficile de trouver du personnel de qualité, lorsque les candidates qui se présentaient pour un poste n’étaient que des gargotières, incapables de distinguer une asperge d’une ficelle, paraissait à Zofia Turbotynska non seulement criminel, mais aussi un acte révoltant de pure gabegie.
Je ne vais pas tourner autour du pot et vous dis d’emblée que je suis tombée sous le charme de ce livre qui, à part être un roman policier façon Agatha Christie (la fin est comme extraite d’un Hercule Poirot), est une formidable comédie de moeurs. Etre vu à un évenement important, gérer une action caritative qui sera par la suite mentionnée dans le journal Le Temps, acheter de « bons » produits (surtout ceux viennois), des commérages…
–… et encore quelque chose pour les vapeurs. Ah, et de la pâte Pompadour.
— de la pâte Pompadour de chez Rix ? Hélas, madame le docteur, on n’en trouve que rue Saint-Florian, chez Wiszniewski…
— … Madame le professeur, Mon mari a été nommé (là, elle prononça toutes les syllabes encore plus lentement et clairement que d’habitude) pro-fes-seur de l’université Jagellon. Déjà plusieurs mois de cela.
— Veuillez m’excuser, madame le professeur.
— Oh, une bagatelle, fit-elle avec un rire forcé, vraiment, une bagatelle. Combien vous dois-je ?
En ce qui concerne le côté historique, les auteurs ont réussi à brosser un portrait très vivant de la ville en se tenant aux dates de la grande Histoire et en choisissant deux grands événements qui marquent le roman : l’inauguration du nouveau théâtre et les obsèques du peintre Matejko. Les détails de la vie quotidienne ne sont aucunement négligés ; ainsi, on voit les robes de Maria Prauss, le vin d’airelles de chez Schwarz de Vienne, l’ameublement de l’atelier de Holoubek (à Brno)…
Tu sais que je m’intéresse au plus haut point aux choses de la culture (il ignora ostensiblement le sourcil levé de son épouse), que je tiens en haute estime l’art national (le sourcil se leva encore), mais ces messieurs du conseil ont dû sombrer dans la confusion mentale, confusio mentis, lorsqu’ils ont décidé que le théâtre était plus important qu’un système de canalisations, dont Cracovie est privé depuis que les Suédois ont démantelé les puisards et les conduites il y a plus de deux cents ans. Le choléra ! Le typhus ! La dysenterie ! Voire l’alcoolisme : l’eau de puits est déplaisante à l’oeil, infecte au goût, aussi le peuple assoiffé, n’ayant rien d’autre pour étancher sa soif, se tourne d’autant plus volontiers vers la chope et le verre, s’exposant ainsi à un désastre moral…
Après ces paroles, il prit son verre, but quelques gorgées de riesling, et le reposa exactement sur le rond imprimé sur la nappe. Zofia se taisait; elle savait parfaitement que l’évocation de ce sujet allait déclencher la tirade de son mari, c’est pourquoi elle laissait passer l’orage, concentrée sur son filet de sandre et ses projets d’enquête.
Vous comprenez que je suis absolument enchantée par le fait que le deuxième tome sorte à la fin du mois. J’ai hâte de retrouver Zofia en mission et son cher Ignacy qui, certes, sent le formaldéhyde mais qui, avec sa passion pour l’héraldique et ses petits articles découpés dans le journal Le Temps, peut parfois apporter une pièce manquante au puzzle…
Pour la reconstitution historique remarquable et l’humour, je vous conseille :
X d’acheter ce livre chez votre libraire
de l’emprunter dans votre bibliothèque
de lire autre chose
Lu aussi par Doudou Matous
Madame Mohr a disparu, de Maryla Szymiczkowa, traduit du polonais par Marie Furman-Bouvard. Agullo, 369 pages, 2022.

Ce livre a été lu dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.
Déjà noté, il st à la bibli, les voyants sont au vert. Et j’ai appris (sur un excellent blog ^_^) qu’un autre livre est paru!
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N’hésite pas ! 😉 Le deuxième tome sort le 30 mars en français 👍🏻
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J’ai lu ce roman en décembre dernier et j’ai passé un agréable moment. Il s’agit du premier volet d’une série de « Cosy mysteries ». Apparemment, il y a déjà 4 tomes parus en V.O. J’ai hâte de voir comment notre héroïne culottée et un brin agaçante va évoluer. J’ai beaucoup apprécié la toile fond historique, dont tu parles, et la bonne dose d’humour
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Absolument d’accord avec toi 🙂
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Je viens d’ajouter le lien vers ton billet 🙂
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voilà mon cadeau d’anniversaire pour ma soeur qui adore ce genre de roman policier où on découvre une ville ou un pays en plus d’une enquête policière.
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C’est un excellent cadeau pour les amateurs de ce genre de littérature ! Avec madame Mohr on découvre toute une époque. Une époque révolue, certes, mais la nature humaine n’a pas beaucoup changé. N’hésite pas à venir me dire ici ce qu’elle en a pensé.
Bon dimanche
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Je suis un peu moins enthousiaste que toi, je vais en parler bientôt. (ça vient sans doute de moi)
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Ton avis est quand même plutôt positif ! Je suis d’accord pour l’intrigue policière, ce n’est pas très dynamique. Personnellement, j’ai savouré tous les détails historiques, les auteurs ont fait un travail remarquable. Pourtant la lecture est très fluide.
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Ça a l’air distrayant, ça doit être bien en vacances (une de mes futures lectures de train peut-être ?).
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On découvre toute une époque, c’est intelligent et les auteurs ont fait attention à tous les détails historiques. Je recommande sans hésitation !
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Je partage ton avis sur le bonheur des détails historiques, et je partage ton enthousiasme pour les citations qui rendent bien le ton général du livre. Je serai curieuse de lire l’avis de Kathel!
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J’ai savouré tous les détails ! Même si le seul personnage tchèque n’est pas un ange 😅
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Quelque chose de léger et amusant venant de l’est cela me changera !
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Surtout n’hésite pas ! C’est très rafraîchissant.
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Je l’avais aussi repéré après quelques avis enthousiastes, tu sembles avoir plus apprécié que Kathel… Je tenterais bien le coup lorsqu’il paraitra en poche.
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Il ne faut pas hésiter pour le côté historique et pour l’humour. L’intrigue policière peut décevoir certains lecteurs, c’est sûr.
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Ne serait-ce que pour Cracovie, il faut que je lise ce roman ! Il commence comme Emma Bovary et continue comme Agatha Christie ! J’aime bien l’humour noir de sa déclaration : « Assassiner des cuisinières à une époque où il était si difficile de trouver du personnel de qualité…. non seulement criminel, mais aussi un acte révoltant de pure gabegie. »
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Surtout n’hésite pas ! Tu passeras un excellent moment, j’en suis sûre 🙂
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