Hartmut Rosa – Rendre le monde indisponible

Grâce à un article récemment paru dans Le Monde, j’ai pu me familiariser avec le philosophe allemand Hartmut Rosa, un des penseurs actuels les plus influents, auteur de deux opus majeurs que sont « Accélération » et « Résonance ». A côté de ces ouvrages complexes, il est également l’auteur de textes plus courts qui nous permettent d’accéder à sa pensée. Récemment, Rendre le monde indisponible est sorti au format poche aux Editions La Découverte.

Qu’y-a-t-il de commun entre le résultat d’un match de football ou la chute des premiers flocons de neige ? Pourquoi se réjouit-on d’assister à ce match (du moins les amoureux du ballon rond) ou a-t-on toujours la même joie à voir tomber la neige ? Dans le premier cas parce qu’on ne connait jamais le résultat à l’avance, dans le second parce que le moment ne se laisse pas prédire ? C’est par de tels exemples que le philosophe Hartmut Rosa nous fait pénétrer dans sa pensée. A partir de ces exemples simples, il nous fait constater que « la vitalité, le contact et l’expérience réelle naissent de la rencontre avec l’indisponible » ; ce dernier terme, au coeur du livre, désigne cet inconnu qui donne le sel à la vie.

Or, selon Rosa, la société moderne, par sa volonté de maîtriser tout par la technique, détruit cette notion d’indisponibilité.

La vie quotidienne des sujets moyens de la modernité tardive dans les zones que l’on attribue au monde dit « occidental et développé » se concentre et s’épuise de plus en plus dans le traitement de to-do lists exponentielles et les mentions que l’on porte sur ces listes définissent les points d’agression sous la forme desquels nous rencontrons le monde : les courses, le coup de téléphone à la tante dépendante, la visite chez le médecin, le travail, la fête d’anniversaire, le cours de yoga : régler, approvisionner, évacuer, maîtriser, résoudre, accomplir. (…) La modernité (…) est culturellement portée et structurellement poussée, de par sa constitution institutionnelle, à rendre le monde à tout point de vue calculable, maîtrisable, prévisible, disponible : par la connaissance scientifique, la maîtrise technique, le pilotage politique, l’efficacité économique, etc.

Cette mise à disposition du monde se fait dans la sphère privée (on paramètre tout, de la naissance aux dernières volontés) que dans la société, où il n’y a pas de place à l’incertitude (la marchandisation ou la judiciarisation de tout événement en étant des implications). Ce faisant, elle empêche l’individu de faire l’expérience de la résonance, une autre notion capitale de l’oeuvre du philosophe, qui a fait l’objet de son livre paru en 2018, qui désigne un « rapport cognitif, affectif et corporel au monde ».

Ce n’est pas le fait de disposer des choses, mais l’entrée en résonance avec elles, le fait d’être en mesure de susciter leur réponse – l’efficacité personnelle- et de s’engager ensuite à son tour dans cette réponse, qui constitue le mode fondamental pour l’humain de l’être-au-monde dans sa forme vivante. (…) Un fragment du monde rendu complètement disponible perd, dans ce sens, sa qualité de résonance : il ne ne tarde pas à se taire et ne nous inspire plus alors que de l’ennui.

Paradoxalement, en voulant rendre le monde totalement disponible, la société moderne risque de le rendre complètement indisponible, via par exemple le changement climatique ou la bombe atomique. C’est ce qu’Hartmut Rosa appelle le « retour de l’indisponible sous forme de monstre ».

J’ai beaucoup apprécié ce petit livre, qui est entré en résonance avec moi ! Il y a certes des passages un peu plus complexes mais ils sont rendus plus compréhensibles par des exemples concrets. Rendre le monde indisponible incite à continuer à explorer l’oeuvre du philosophe allemand bien évidemment, mais constitue également un appel à reconsidérer notre façon de vivre le monde, de ne pas confondre la complète disponibilité du monde et son atteignabilité, à considérer de façon critique notre mode de vie.

Cette confusion entre atteignabilité et disponibilité trouve son expression peut-être la plus lourde de conséquences dans la transposition d’un désir de relation fondamental chez l’être humain en un désir d’objet : parce qu’on peut rendre des objets disponibles de manière sûre et globale, mais pas des modes de relation, la logique de la marchandisation capitaliste et du consumérisme se fonde sur le fait de répondre à la soif (insatiable) de résonance sous la forme d’une promesse de disponibilité et d’orienter ainsi le désir qui guide l’action vers l’objet proprement dit.

En conclusion, je vous incite à :

X Acheter ce livre chez votre libraire

X ou à l’emprunter dans votre bibliothèque

lire autre chose

Rendre le monde indisponible, de Hartmut Rosa, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. La découverte Poche, 2023, 168 pages.

Lu dans le cadre des Feuilles allemandes

14 réflexions sur “Hartmut Rosa – Rendre le monde indisponible

  1. Avatar de Sacha Sacha 7 décembre 2023 / 11:34

    Il me semble avoir découvert Hartmut Rosa dans un documentaire d’Arte sur le rapport au temps, et je m’étais dit qu’il faudrait creuser car je l’avais trouvé fort intéressant, ce que confirme ton billet.

    Aimé par 1 personne

    • Avatar de Patrice Patrice 15 décembre 2023 / 11:52

      Merci pour ton commentaire. Cela me donne envie, de mon côté, d’aller visionner ce reportage. Son travail sur notre époque est vraiment une excellente matière à réflexion.

      Aimé par 1 personne

    • Avatar de Patrice Patrice 15 décembre 2023 / 11:53

      Aléatoire, mais aussi inconnu, non ? Oui, c’est une réflexion très intéressante. Pour moi qui ne suis plus habitué à lire ce genre de texte, ce format relativement synthétique facilite vraiment la découverte.

      J’aime

  2. Avatar de luocine luocine 7 décembre 2023 / 12:14

    je lis peu (ou pas) ce genre de livres car je les oublie tout de suite même si sur le moment certaines formules m’ont plu

    Aimé par 1 personne

    • Avatar de Patrice Patrice 15 décembre 2023 / 11:58

      C’est ce que je ressens sur certains livres de développement personnel mais je dois dire que dans le cas présent, j’ai la certitude que ces réflexions « sédimentent » et aident vraiment un poser un regard critique sur le monde qui nous entoure.

      J’aime

    • Avatar de Patrice Patrice 15 décembre 2023 / 11:59

      Très heureux de t’avoir suggéré un livre ou un auteur que tu n’as jamais lu auparavant. Ce n’est pas toujours chose aisée 🙂

      J’aime

  3. Avatar de Tania Tania 8 décembre 2023 / 15:54

    Il suffit de chercher une date commune pour se voir à quelques-uns/unes pour faire l’expérience de ces agendas trop pleins sans case libre ou « disponible », c’est vrai. Et pourtant les « temps morts » peuvent être si vivants !
    Tu éveilles ma curiosité pour ce penseur dont je n’ai rien lu, merci.

    Aimé par 1 personne

    • Avatar de Patrice Patrice 15 décembre 2023 / 12:01

      Oui, les temps morts et plus généralement les temps non planifiés sont source de découvertes et de rencontre. Je suis persuadé que c’est un auteur qui te plairait !

      J’aime

    • Avatar de Patrice Patrice 15 décembre 2023 / 12:02

      Exactement ! Il faut parfois s’accrocher mais on en ressort très enrichi.

      J’aime

  4. Avatar de Marie GILLET Marie GILLET 16 décembre 2023 / 15:59

    J’iame beaucoup ce qu’il écrit. Je n’ai pas lu celui-ci, ni le dernier qui m’attend mais je le lis toujours régulièrement, avec plaisir et à chaque fois, des questions se posent, des réflexions se font. C’est toujours très intéressant.
    Bonheur du Jour (http://bonheurdujour.blogspirit.com)

    J’aime

Répondre à Sacha Annuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.