Philippe Bihouix – L’âge des low tech

Directeur Général de l’AREP, une agence d’architecture propriété de la SNCF, qui se veut à l’avant-garde de l’architecture décarbonée, Philippe Bihouix est un spécialiste des ressources minérales, qui défend le credo de sortir des impasses environnementales et sociétales « par le bas », c’est-à-dire par les basses technologies (« low tech »), au lieu de ne jurer que par l’innovation et la technique. Il développe cette thèse dans son livre L’âge des low tech.

J’achète un téléphone portable en France, et ce faisant j’ai exploité des mineurs au Congo, détruit des forêts primaires de Papouasie, enrichi des oligarques russes, pollué des nappes phréatiques chinoises, puis, douze à dix-huit mois plus tard, j’irai déverser mes déchets électroniques au Ghana ou ailleurs. 

Le livre est structuré en 4 parties : il aborde tout d’abord le rôle centrale des énergies dans nos sociétés, et l’impasse du « tout technologique », avant de définir ce qu’il entend par « basses technologies » puis de rentrer dans le détail de la vie quotidienne dans une société « low tech ». Enfin, dans la dernière partie, il nous interroge sur la possibilité de cette transition.

Non, l’innovation technologique, selon Philippe Bihouix, ne résoudra pas nos problèmes. Avec de nombreux exemples, il nous montre que nous avons tout d’abord un problème de retour sur l’investissement énergétique (il faut de plus en plus dépenser d’énergie pour en extraire), un problème de ressources tout simplement que l’économie circulaire ne sera jamais capable de résoudre et un problème du remplacement de l’existant, sans parler de l’impasse sociale et morale. Pour reprendre un exemple très actuel, « il n’y a pas assez de lithium sur terre pour équiper un parc de plusieurs centaines de millions de véhicules électriques, et pas assez de platine pour un parc équivalent de véhicules à hydrogène. Et rappelons, une bonne fois pour toutes, que l’hydrogène n’est pas une source d’énergie, mais seulement un vecteur. »

Via les basses technologies, l’auteur promeut un système qui travaille à la source, avec des produits conçus et fabriqués pour être le plus économes en ressources ; il insiste également sur la remise en cause des besoins.

Pour cela, il faudra agir sur de nombreux paramètres : les matériaux eux-mêmes, en surveillant l’utilisation d’additifs, d’alliages complexes, de composites ; la conception des objets et leur modularité, la possibilité de changer ou de réutiliser en fin de vie des pièces détachées, des modules fonctionnels ou mêmes des pièces élémentaires (comme de simples vis par exemple) ; leur « réparabilité », la facilité avec laquelle ils peuvent effectivement être entretenus localement, par l’utilisateur ou le propriétaire, ou par un réseau d’artisans, ce qui implique, nous y reviendrons, de ne plus dévaloriser les métiers manuels ; l’échelle territoriale à laquelle seront fabriqués les produits. 

Il passe ensuite en revue les grands thèmes de la vie quotidienne : l’agriculture, les transports, l’urbanisme, le tourisme, l’énergie… Là encore, on trouve de nombreux exemples intéressants qui montrent à quel point la consommation frénétique actuelle n’a pas de sens et peut être remplacée par un mode de vie plus économe :

Mais les volumes de fabrication et de vente sont largement supérieurs à ce qui est nécessaire pour remplacer la casse ou la perte. Il se vend encore chaque année des milliers d’exemplaires du Petit Prince, de l’Ecume des jours ou des Misérables, alors que le nombre déjà imprimé et disponible doit largement permettre à chacun de découvrir ou de s’y replonger à l’envi, sans créer des listes d’attente dans les bibliothèques municipales. Il se vend environ 100 millions de couteaux « suisses » par an. On a fabriqué plus de 6 milliards de figurines Playmobil, depuis leur création en 1974, soit trois ou quatre par enfant, et sans doute bien peu ont atterri dans les pays pauvres. (…) Plus de 35 millions de montres sont distribuées chaque année en France, dont 12,5 millions payantes, le reste comme supports publicitaires, cadeaux d’entreprises, ou offertes avec des abonnements ! Il serait simple de s’en passer, de retrouver le goût du beau et du durable. (…) J’enrage quand je dois me séparer d’une de mes chemises favorites, alors qu’autrefois on pouvait ne changer que le col et les manches usés. De telles pratiques émergent timidement, par exemple avec les têtes de brosses à dents…

Philippe Bihouix revendique volontiers une vision « iconoclaste » de ses propositions et la difficulté à les mettre en oeuvre. Il est conscient des blocages auxquels elles peuvent faire face, et arbore certains dogmes comme « La consommation crée l’emploi ». Il prône un changement du système de valeurs pour rendre cette transition désirable, un retour à des joies simples, à davantage de métiers manuels.

J’ai trouvé ce livre vraiment très intéressant : il esquisse ce qu’un modèle alternatif peut signifier et notre rapport à la consommation. « Toujours interrogeons-nous : Est-ce que je peux faire sans ? Est-ce que je faire avec moins ? Est-ce que je peux faire plus simple ? Et d’ailleurs, pourquoi est-ce que je dois faire ? Et ne pourrais-je faire avec qui existe déjà ? » Il permet également de porter une vision critique envers notre mode de vie, de comprendre ce qu’il signifie en terme d’empreinte sur les ressources naturelles, nous invitant au « techno-discernement » dans un système économique certes « efficace » mais finalement absurde :

Et à chaque fois que des « solutions » sont inventées ou déployées, elles génèrent, par leur efficacité même, un effet rebond qui réduit ou annihile les gains escomptés : c’est ainsi que les voitures à la motorisation optimisée deviennent plus lourdes et plus émettrices de CO2 chaque année, que l’Allemagne a investi 340 milliards d’euros depuis 2010 dans la rénovation énergétique des logements sans baisse de la consommation, que le réseau 5G bien plus efficace par unité d’information transportée permettra et générera en retour une énorme augmentation du trafic… 

Je vous conseille fortement la lecture de ce livre !

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L’âge des low tech – Vers une civilisation techniquement soutenable -, de Philippe Bihouix. Points, 2021, 302 pages.

15 réflexions sur “Philippe Bihouix – L’âge des low tech

  1. Avatar de Sandrine Sandrine 7 Mai 2024 / 08:34

    Bihouix est un de ces scientifiques sans oeillères qui font avancer la cause d’un monde alternatif. Difficile en effet de le prendre pour un doux dingue. Malheureusement, d’autres font plus de bruit que lui…

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    • Avatar de Patrice Patrice 23 Mai 2024 / 06:31

      Je te rejoins, il soulève des points qui ont beaucoup de pertinence. On se rend compte d’ailleurs en ce moment, sur le sujet des métaux rares par exemple, de la justesse de ces propos, par rapport à la fuite en avant permanente.

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  2. Avatar de Ingannmic Ingannmic 7 Mai 2024 / 09:08

    Je suis plongée dans Walden, où je retrouve le même genre de questionnement… en somme, qu’est-ce qui est vraiment important, et dont nous nous sommes complètement éloignés ?.. je résiste, et n’ai toujours pas de smartphone, mais cela complique parfois bien la vie, car les alternatives sont de plus en plus réduites. Réserver une nuit en refuge pour randonner en pleine nature, par exemple, peut se révéler un parcours du combattant. Un comble !

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    • Avatar de Patrice Patrice 23 Mai 2024 / 06:38

      Oui, cela semble en effet assez paradoxal !

      C’est en effet, comme tu le fais ou le mentionnes Philippe Bihouix, très pertinent de se poser la question de la nécessité d’avoir quelque chose ou encore de savoir comment faire les choses différemment.

      Il y a parfois dans des livres des questions posées qui génèrent une vraie réflexion à long terme chez le lecteur ; je pense au livre de Pierre Veltz, L’économie désirable, où il interroge la destination : « Nous voyons nos économies comme de grands paquebots dont il faudrait changer la motorisation, l’aménagement des ponts, le menu du restaurant. Mais il faudrait aussi interroger leur parcours et leurs destinations. (…) Chacun reconnaît qu’il faut verdir l’industrie automobile et aéronautique. Certes. Mais ce dont nous avons vraiment besoin, c’est une nouvelle industrie de la mobilité. » (Pierre Veltz – L’économie désirable – Et si on bouquinait un peu ?)

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      • Avatar de ingannmic ingannmic 23 Mai 2024 / 07:38

        Je suis en totale adéquation avec ce propos… on se pose la question du comment ? (maintenir notre mode de vie en tentant de limiter l’impact sur l’environnement) alors qu’on se devrait se poser celle du pourquoi ? (maintenir notre mode de vie) sachant que ce sera impossible sur du long terme. Mais cela demande de remettre en cause un récit collectif dont beaucoup imaginent qu’il est le seul envisageable, celui du capitalisme… sans compter ceux qui ont tout intérêt à ce qu’il perdure… j’avoue que je suis plutôt pessimiste .. j’ai dû trop écouter Aurélien Barrau !

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  3. Avatar de je lis je blogue je lis je blogue 7 Mai 2024 / 10:21

    Les questions abordées dans ce livres m’intéressent beaucoup. Il y a tellement de choses à changer dans le modèle dominant que la tâche semble colossale. Pour l’instant, si on adopte pas un mode de vie alternatif, il faut jongler en permanence avec sa conscience.

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    • Avatar de Patrice Patrice 23 Mai 2024 / 06:39

      Je t’en conseille vivement la lecture. Je l’avais acheté il y a quelques années, et toujours repoussé le moment de le lire (à tort car c’est très informatif et enrichissant).

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  4. Avatar de Sacha Sacha 7 Mai 2024 / 10:35

    Je suis d’ores et déjà acquise à cette vision, mais j’apprécie toujours les ouvrages clairs et argumentés sur le sujet pour mieux faire comprendre mes convictions à mon entourage. Celui-ci a l’air parfait pour ça (je l’emprunterai ou l’achèterai d’occasion bien sûr 😇).

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    • Avatar de Patrice Patrice 23 Mai 2024 / 06:45

      Je l’avais acheté pour soutenir l’auteur mais un emprunt a du sens en effet :-).

      Il y a vraiment de bons livres sur ces thèmes, j’ai pris l’habitude d’en chroniquer de plus en plus sur le blog, je serai content de te les faire découvrir.

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  5. Avatar de aifelle aifelle 7 Mai 2024 / 12:50

    Je pense l’avoir entendu à la radio il n’y a pas longtemps et c’est un questionnement indispensable. Je rejoins la réflexion d’Ingannmic sur l’impossibilité parfois de zapper les smartphones par exemple, alors que l’on nous oblige de plus en plus à passer par là, en supprimant toute alternative.

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  6. Avatar de ta d loi du cine ta d loi du cine 10 novembre 2024 / 12:37

    Je me demande si l’auteur n’avait pas été sollicité pour intervenir, un peu comme du « poil à gratter », lors d’une réunion de « grands patrons » des industries des produits de construction… il y a déjà pas une dizaine d’années?

    Je ne suis pas certain que ceux-ci aient beaucoup infléchi leur route pour autant, mais bon…

    (s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola

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