Petra Procházková – La guerre russo-tchétchène

Alors que les combats en Ukraine font rage depuis maintenant près de 4 semaines, la référence aux agissements de l’armée russe en Tchétchénie est mise en avant, notamment la guerre totale qui mena à la destruction de Grozny durant la seconde guerre russo-tchétchène. Dans ce contexte, je souhaitais chroniquer aujourd’hui un livre de la journaliste tchèque Petra Procházková, intitulé La guerre russo-tchétchène, paru en 2006 en français.

Avant de vous en dire plus sur ce livre, je souhaite redonner une vue sur le contexte dans lequel il fut écrit.

En quelques mots, la Tchétchénie est l’une des Républiques du Caucase et fait partie de la Fédération de Russie, peuplée d’environ 1.2 millions d’habitants, avec Grozny comme capitale. Elle voisine la Russie, l’Ingouchie, le Daguestan et la Géorgie. Dans les années 1990, la volonté d’indépendance et le refus d’adhérer à la Fédération de Russie de la Tchétchénie a conduit à la Première guerre russo-tchétchène (1994-1996). Initiée par Eltsine, celle qui devenait être une « blitzkrieg » s’opposa à la résistance, qui fit que Grozny fut repris en 1996 par les combattants tchétchènes. Fin du 1er acte. Entre temps, le pays prend la direction d’une islamisation. En 1999, des explosions et des attentats conduisent la Russie à organiser une « opération anti-terroriste » contre ce pays. Vladimir Poutine, alors depuis peu en poste, utilisera l’expression désormais bien connue : « on les butera jusque dans les chiotes ». 140.000 soldats sont dépêchés (à mettre en relation avec la population du pays), les destructions sont énormes (Grozny) en l’espace de 5 mois. Depuis, un régime fidèle à Moscou a été mis en place. On estime que les deux conflits ont fait 150.000 morts.

Journaliste, correspondante de guerre dans l’ancienne URSS, Petra Procházková était déjà à Grozny lors de la première guerre. Elle y retourne en 2000 comme humanitaire où elle crée un refuge pour orphelins. Dans La guerre russo-tchétchène, elle rencontre au gré de la distribution de l’aide alimentaire des femmes avec lesquelles elle s’entretient. Chaque chapitre est un entretien avec chaque femme ; les questions réponses sont entrecoupées pour laisser place à des passages écrits par l’auteure pour expliciter des points particuliers.

Le livre est sous-titré « Paroles de femmes » et l’une des premières réflexions qui me viennent à l’esprit en parcourant les pages, c’est que ce sont les femmes qui tiennent encore cette société. Les hommes sont prostrés, ils restent à la maison, déboussolés ; certains se tournent vers l’alcool et la drogue. La société entière est déstabilisée. Le courage des femmes en est d’autant plus remarquable.

On en apprend également beaucoup sur le fonctionnement de la société. Celle-ci est clanique et très traditionnelle. La « justice » est rendue sous forme de vendetta ; les femmes doivent surtout enfanter et obéir à leurs maris. En cas de divorce (très rare), « c’est une honte de laisser les enfants à la femme, les enfants appartiennent au clan ! Ils sont la propriété de la famille paternelle. Voilà pourquoi nos femmes ont l’interdiction d’épouser un étranger. »

Le livre propose des points de vue qui se complètent : on croise aussi bien des témoignages de femmes tchétchènes restées au pays (le premier consacré à « La Reine de l’alu », une jeune femme qui fait survivre sa famille en récupérant de l’aluminium, est celui qui m’a le plus touché), mais aussi de Russes installées depuis longtemps sur place (et qui sont bien sûr la cible des bombardements comme les autres) ou de Tchétchènes qui ont pris la décision d’émigrer, comme Tamara, que Petra Procházková rencontre en République Tchèque :

Quand ils ont bombardé le marché central le 22 octore 1999, j’ai pris ma décision. Trente minutes auparavant, je me trouvais à l’endroit où quatre cents personnes sont mortes. Si je m’étais mise en retard, on n’aurait rapporté chez moi que mes entrailles. Après le bombardement, nous nous sommes précipités au marché. C’est la première fois de ma vie que je voyais tant de membres arrachés, tant de sang. Comme si on me faisait un signe. Pars. Mon mari temporisait. Il trouvait toujours des prétextes pour rester encore un peu.

C’est la guerre dans toute son atrocité qui est évoquée devant nous : le bombardement d’un hopital où l’une des femmes vient d’accoucher, des corridors humanitaires qui ne mènent nulle part, des maisons pillées, la tuberculose, la survie au jour le jour, les arrestations au hasard et les exécutions. Chaque femme insiste sur la vie heureuse avant la guerre, dans une certaine aisance matérielle… Sur la quatrième de couverture, on peut lire que ce livre est « un témoignage unique conclu par un appel vibrant pour que cesse enfin ce conflit dont les civils tchétchènes et russes sont depuis trop longtemps les victimes ». Je ne peux que souscrire à cette description. Le désir de paix est le vrai dominateur commun de ces témoignages.

Pour terminer ce billet, je voudrais encore citer la dernière phrase de la préface :

Pourquoi le monde ne fait-il aucun cas de la situation des enfants, des femmes et de leurs familles en Tchétchénie ? Ajoutons-en une autre : Les chefs russes pratiquent une gestion des vies humaines qui est dans leur pays un véritable échec, une politique qui déclenche l’escalade des passions criminelles ; comment se peut-il alors qu’ils soient acceptés dans le monde comme partenaires de la lutte antiterroriste ? La situation en Russie n’est-elle pas un nouveau signal d’alarme pour le monde entier ? Le signal qu’il est temps de réfléchir aux sources des éruptions du mal et du chaos, en Fédération de Russie comme partout ailleurs.

A méditer…

En conclusion, je vous conseille :

X d’acheter ce livre chez votre libraire ou bouquiniste

X de l’emprunter dans votre bibliothèque

Lisez autre chose

La guerre russo-tchétchène – Paroles de femmes, de Petra Procházková, traduit du tchèque par Barbora Faure. Le serpent à plumes, 350 pages, 2002.

Ce livre a été lu dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.

18 réflexions sur “Petra Procházková – La guerre russo-tchétchène

  1. Bibliofeel 22 mars 2022 / 11:24

    Très intéressante chronique qui met en avant le rôle des femmes dans ce désir de paix ne trouvant pas sa voie. Merci pour cet éclairage 😊

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    • Patrice 24 mars 2022 / 20:57

      Merci à toi pour ce commentaire. Je suis heureux d’avoir fait cette lecture.

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  2. Eve-Yeshé 22 mars 2022 / 14:47

    je ne sais pas si j’aurai le courage de m’attaquer à ce livre en ce moment mais ta chronique a éveillé ma curiosité donc je le note dans un coin de ma mémoire (et de ma PAL)
    la dernière phrase de la préface est très forte 🙂

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    • Patrice 24 mars 2022 / 20:58

      Je te comprends et j’ai essayé d’alterner un peu dans les lectures de ce mois de mars car la tendance était à chroniquer des livres de ce genre. Tu fais bien de le noter pour plus tard !

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  3. Miriam Panigel 22 mars 2022 / 15:17

    (suite du commentaire précédent) Cet éclairage par le rôle des femmes est intéressant. j’ai lu récemment une tribune qui disait que « les hommes sont courageux et les femmes pleurent » citant Virginia Woolf et cela m’avait interpelée.

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    • Patrice 24 mars 2022 / 21:02

      Merci pour ton commentaire. Dans le cas présent, les femmes font preuve d’un vrai courage dans des conditions vraiment dramatiques…

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  4. luocine 22 mars 2022 / 20:05

    J’imagine trop l’horreur de cette guerre ! Et pourquoi avons nous fermer les yeux ? Et dire que ça recommence…

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    • Patrice 24 mars 2022 / 21:03

      Oui, en lisant ce livre, j’ai eu aussi l’impression d’une histoire et de méthodes qui se répétaient 20 ans après. Le 11 septembre a rapidement mis de côté l’actualité tchétchène et Poutine s’en est bien sorti car il est le premier à avoir condamné les attentats du 11.09 (ce qui au passage validait bien la mission de son pays en Tchétchénie qui était aussi une opération anti-terroriste)

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  5. krolfranca 22 mars 2022 / 20:57

    Intéressant cet angle de vue… et dire que ça recommence, que ça continue, qu’on n’en a jamais fini…

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  6. Madame lit 22 mars 2022 / 21:43

    Merci Patrice de mettre en lumières ces femmes trop souvent oubliées… Leur parole est essentielle dans ce monde qui a tant besoin de féminité, de douceur, de tendresse. Excellent choix de lecture.

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    • Patrice 24 mars 2022 / 21:05

      Merci à toi pour ce commentaire. C’est l’une des raisons pour lesquelles je voulais absolument lire ce livre.

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  7. lilly 23 mars 2022 / 14:16

    Ca a l’air aussi passionnant que terrible, je suis comme d’autres un peu réticente pour me protéger.

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    • Patrice 24 mars 2022 / 21:05

      Oui, au moins en lisant ce billet, ça te donne quelques éléments historiques par rapport à ce qui se passe aujourd’hui.

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  8. claudialucia ma librairie 31 mars 2022 / 14:36

    Oh! non, pas pour le moment. Tout ce que l’on voit en Ukraine est déjà trop éprouvant ! Et tout cela par la faute de chefs de guerre dictatoriaux et de leur soif de pouvoir alors que finalement les gens seraient bien capables de s’entendre sans eux.

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    • Patrice 31 mars 2022 / 20:02

      C’est très juste et je te comprends. J’étais cependant très content de me remettre cette période en tête car elle présente des clés de compréhension pour la période actuelle. Merci pour ton commentaire.

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