Urs Widmer – Le livre de mon père

Urs Widmer confirme sans aucun doute le dicton que la pomme ne tombe jamais loin du pommier. En effet, cet écrivain, dramaturge et traducteur suisse était le fils d’un autre talent littéraire – Karl Walter Widmer. C’est à lui que Urs Widmer a consacré cette biographie romancée intitulée Le livre de mon père que j’ai choisie pour Le printemps des artistes.

En 2000, Urs Widmer signe un roman inspiré de la vie de sa mère (en français sous le titre L’homme que ma mère a aimé). Ce n’était donc qu’une question du temps avant qu’il ne se penche également sur la vie de son père. On retrouve ce dernier en 1913, alors âgé de dix ans, quand il assiste à une parade à l’occasion de la visite de l’empereur Guillaume II, et pour lequel son père a éprouvé un enthousiasme vague. On comprend alors qu’en suivant la vie du petit (et grand) Karl à Bâle et ses alentours, le livre présentera un témoignage passionnant sur la Suisse alémanique (on est à deux pas des frontières allemandes et françaises) allant du début du XXème siècle jusqu’aux années 60. L’ambiance de l’époque, les élections qui se suivent (Karl était toujours sur la dernière place de la liste électorale), l’enseignement (accompagné du désir de le reformer) et la guerre, bien sûr – Karl était appelé au service, lui dont la plus grande arme était son index avec lequel il a tapé sur son Olivetti ou Remington.

La guerre avait commencé. Mon père, trente-sept ans bientôt et jusque-là inapte au service, rejoignit une école de jeunes recrues à Aarau, en même temps que quelques autres cardiaques vieillissants et qu’une horde de jeunes gens de vingt ans débordant d’énergie au point de soulever leur sac d’une seule main.

En présentant l’auteur, l’éditeur utilise une expression très juste : « des romans marqués par une cocasserie poétique inimitable« . Moi aussi, je suis tombée sous le charme de l’écriture de Widmer qui est très humaine avec un humour bienveillant. Il y a une certaine légèreté très agréable dans ces lignes, l’auteur n’est pas moralisateur et décrit les choses telles qu’elles sont. Il décrit son père comme un professeur passionné par son métier (Après chaque cours, il était trempé de sueur et tout excité lui-même par la matière qu’il venait d’enseigner.), un passionné de livres – des livres étaient absolument partout à tel point que, lorsqu’il cherchait un livre dans sa bibliothèque, il « avait un certain regard qui flottait entre certitude et démence ». Son amour pour la littérature ne connaît aucun limite. Il écrit, il traduit, il est bibliophile, il invite des auteurs (comme Heinrich Böll ou Enzensberger).

(…) il se plongea, avec une énergie toute neuve, dans la traduction des livres qu’il aimait particulièrement et dont il n’existait pas de version allemande, ou aucune qui fût utilisable. Il commença par le Journal d’André Gide, qui venait de paraître et qui l’enthousiasmait, et ce n’est qu’une fois son travail terminé qu’il apprit qu’il existait une chose appelée droit d’auteur, et qu’il aurait dû demander les droits de traduction, et qu’il ne les aurait jamais obtenus, Quelqu’un d’autre était depuis longtemps chargé du travail et était sur le point de l’achever. (Lorsque cette traduction parut, mon père la trouve détestable.) Donc il posa son manuscrit sur le coffre – il ne pouvait plus l’ouvrir – et se rua sur les classiques (…)

On découvre aussi Karl – l’homme, mari et père. Un homme qui n’était pas facile à vivre avec ses accès de colère, son absence de sens pratique, un père absent qui ne vivait que pour sa passion. Quand l’Etat a demandé, pour faire gagner la Suisse en autonomie alimentaire, de transformer les grands jardins en terre cultivables (L’idéal aurait été que chaque Suisse eût chaque soir sa carotte.), c’est la mère, Clara (tout juste de retour d’un séjour à la clinique psychiatrique) qui s’est tout naturellement reconvertie en une sorte de paysanne…

Petite dispute avec Clara, parce qu’il y avait du homard en promotion, et j’en avais commandé un, et ensuite le prix annoncé était celui des cent grammes et non du homard entier : ça a coûté trois cent quarante francs, au lieu de huit.

Si Marie-Anne tient des statistiques précises pour son Printemps des artistes, elle pourra ainsi cocher plusieurs cases. En effet, le livre foisonne d’artistes : des écrivains, des poètes, des traducteurs, des peintres, des sculpteurs… l’ambiance est très créative ! Karl était alors le secrétaire d’un groupe de peintres (lui qui était incapable de s’occuper de ses finances) et organisait des expositions, mais aussi des lectures (jusqu’à la fin de sa vie).

Mon père n’aimait pas non plus Rilke, et se moqua de ses comtesses et de son « éléphant blanc passant de temps en temps », et Myrta, pour prouver à mon père que Rilke était tout de même rudement bien, cita le poème sur les « cygnes gracieux, enivrés de baisers, qui trempent leur tête dans l’eau sobre et sacrée ». Elle s’avisa au dernier moment que c’était un poème de Hölderlin, et ils rirent tous deux de plus belle.

Mêlant habilement la réalité et la fiction, admirablement traduit par Bernard Lortholary, Le livre de mon père est un très beau livre qui fait du bien (les passages sur le bouquiniste parisien sont sublimes !) et que je vous conseille chaleureusement (et pourquoi pas pour Les feuilles allemandes ?). Pour ma part, je vais tout naturellement me procurer son précédent roman sur la vie de sa mère.

Je vous conseille donc :

X d’acheter ce livre chez votre libraire

de l’emprunter dans votre bibliothèque

de lire autre chose

Le livre de mon père, de Urs Widmer. Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary. Folio, 2007, 272 pages.

11 réflexions sur “Urs Widmer – Le livre de mon père

    • Eva 25 mai 2023 / 08:19

      N’hésite pas ! C’est très bien écrit et intelligent. Et puis ça fait découvrir la littérature suisse.

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  1. laboucheaoreille 14 mai 2023 / 15:13

    Bonjour Patrice ! Merci pour cette participation ! Ce livre a l’air vraiment chouette et j’aime bien ce que tu écris à propos de sa poétique cocasserie ! Je ne connaissais pas cet écrivain, merci de la découverte ! Sinon, pour répondre à ton interrogation, je ne fais pas de statistiques sur les différents types d’artistes, étant assez paresseuse dans le domaine des chiffres 😀
    Encore merci et très bon dimanche !

    Aimé par 1 personne

      • Eva 25 mai 2023 / 08:20

        Merci Marie-Anne 🙂 Je suis pratiquement sûre que le livre te plairait !

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  2. dominiqueivredelivres 15 mai 2023 / 08:31

    Tu vas lire à rebours de moi, j’ai lu le premier livre de l’auteur sur sa mère et j’avais aimé, je crois que je vais préféré celui là malgré tout pour la littérature essentiellement mais aussi les peintres
    Ce qui me fait hésiter c’est qu’il n’aime par Rilke …:-))))

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    • Eva 25 mai 2023 / 08:25

      Tu les as lus dans l’ordre 😉 Malheureusement, le premier livre sur sa mère est épuisé et je ne l’ai pas vu d’occasion, c’est dommage.
      Ah oui, il était très franc et ne prenait pas de gants ;))

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  3. luocine 15 mai 2023 / 10:31

    encore un auteur inconnu (alors que Rilke est connu en tout cas de moi!) mais ce que vous en dites est attirant sauf son caractère : je plains sa femme

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    • Eva 25 mai 2023 / 08:33

      Je suis d’accord avec toi : pour écrire un roman sur lui, c’est intéressant, mais pour la vie quotidienne, c’est tout autre chose ! Pourtant il l’aimait beaucoup.

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