Dans la Tchécoslovaquie d’après-guerre, quand une statue de Saint-Joseph se met soudainement à bouger dans une petite église, certains crient au miracle, d’autres à la mise en scène. Ce fait divers réel est le point de départ de Miracle en Bohême de Josef Škvorecký. Un roman qui opère par collages de récits dans le temps, laissant une place prépondérante à l’année 1968 et dont Milan Kundera dira : « Celui-ci, jusqu’à nouvel ordre, est l’unique oeuvre qui donne une vision d’ensemble de l’invraisemblable histoire du Printemps de Prague, en même temps qu’il est imprégné, sous la forme la plus authentique, de cette résistance sceptique qui représente le meilleure atout du peuple tchèque ».
Josef Škvorecký a été un auteur tchèque majeur du 20ème siècle, à qui l’on doit entre autres une trilogie (que l’on peut dire indépendamment) constituée de « Les Lâches », « L’escadron blindé » et « Miracle en Bohême », se déroulant de 1945 à 1970. Le premier des trois titres désacralisa en quelque sorte la libération de la Tchécoslovaquie, ce qui lui valut d’être condamné par le régime communiste. Škvorecký émigra au Canada après 1968, devint professeur de littérature à l’Université de Toronto et fonda une maison d’édition, Sixty-eight publisher, qui publia de nombreux auteurs tchèques et slovaques interdits dans leur pays ou émigrés.
Le narrateur, Danny Smiricky (qui était le personnage principal du premier tome) vient d’être nommé professeur de Science Sociale en 1949 dans une petite ville de Bohême. Dès le début du roman, il souffre d’une chaude-pisse contractée lors d’un stage de formation politique ! Une entrée en matière pleine d’humour, où la dialectique communiste n’est jamais loin.
« Tiens, tiens ! Pourtant vous n’ignorez pas que dans notre pays nous avons liquidé les maladies vénériennes. »
Je lui expliquais que mes microbes, importés du Brésil, n’infirmaient en rien la thèse officielle. Il se montra fort intéressé et me demanda le nom et l’adresse de la porteuse de microbes Znenahlikova. Je les lui donnai par esprit de vengeance.
« En tant que membre de l’Union de la Jeunesse ou peut-être même du Parti, elle a le devoir de se soigner immédiatement, dit-il en continuant à me fixer de ses yeux violets. Au cas où elle aurait négligé ce devoir, je la signalerai aux autorités compétentes. »
On retrouvera d’autres épisodes très drôles, comme celui hilarant mettant en scène l’examen de science sociale. Mais le plus souvent, c’est l’ironie qui prévaut et qui permet de décrire la dure réalité de la Tchécoslovaquie communiste.
On frappa à la porte. La Mère supérieure nous apportait le café. Cette dame qui avait au moins soixante-quinze ans était la veuve d’un gros propriétaire terrien, mort avant de jouir de l’obligation d’aller travailler dans les mines.
L’enquête sur le miracle de la statue de Saint-Joseph constitue le fil rouge du roman. En effet, celle-ci s’est mise à bouger durant un office et la nouvelle s’est peu à peu répandue dans le pays, mobilisant les fidèles, mais aussi la Sécurité d’Etat qui veut montrer que cela n’est qu’une mise en scène orchestré par le père Doufal, et ainsi renforcer la répression envers les ordres. 19 ans après, dans le contexte de libéralisation provoquée par le Printemps de Prague, les langues se délient, et l’enquête repart. Danny, qui était dans l’église le jour du miracle (mais s’était assoupi…), croise certains protagonistes de l’affaire, ce qui offre aux lecteurs une belle galerie de personnages. On y croise ceux qui croient toujours dur comme fer à l’idéologie communiste, et attendent la reprise en main ; les repentis qui y ont cru et ont même dénoncé leurs pairs, mais demandent le pardon ; les opposants de toujours ; les durs et les idéalistes, qui considèrent nécessaires les sacrifices ; et des « petites gens », victimes de purges ou de conspiration.
Je comprends le sens de la préface de Kundera, car le livre éclaire sur les événements de 1968, mais aussi sur toute la période 1948-1969. En reconnaissant les erreurs du passé, les dirigeants tchécoslovaques de 1968, Dubcek en tête, ouvraient la porte à une décrédibilisation de l’action des communistes ; et l’intervention du pacte de Varsovie pour réprimer cette tentative de libéralisation semble être un aboutissement logique, même si cruel.
Lorsqu’il se retrouve devant des étudiants dans un amphithéâtre en 1969, après que Jan Palach se fut immolé par le feu, Danny ne se fait guère d’illusion sur l’épisode vécu.
Je n’avais pas le courage de leur dire qu’ils s’étaient fait avoir par les enfants chéris de la révolution, par ceux-là mêmes qui, vingt ans auparavant, sans courir de risques et en s’amusant comme des fous, avaient mis en marche la machine infernale de la dictature du prolétariat, ceux qui, pendant des années, avaient dansé sur cette machine infernale leurs rondes serbes, leurs danses cosaques et autres numéros folkloriques. Et qui, la quarantaine venue et les yeux dessillés, avaient eu la nostalgie de leur ancienne euphorie révolutionnaire. Et comme, jusqu’à présent, ils n’en avaient jamais bavé, ils s’étaient attaqués à Goliath de leurs petits poings nus. Mais ce n’est que dans l’ancienne légende juive que David triomphe de Goliath. Maintenant, Goliath allait les écraser, ces dérisoires playboys du marxisme-léninisme.
Une critique du « Printemps » que certains reprocheront à Škvorecký.
La fin du roman montre le début de la vague de normalisation qui suivit l’invasion du pays, se traduisant par une « chasse aux sorcières » visant ceux qui ont soutenu le Printemps de Prague ou critiqué le communisme, comme une chanteuse amie de Danny :
Danny, je t’en supplie, crois-moi ! Je ne voulais pas signer. Mais ils m’ont dit qu’ils m’interdiraient de chanter. (…) Par-dessus le marché, c’est devant moi que Karel a dit que les communistes sont une organisation de criminels. Ils avaient planqué un magnétophone dans notre loge. Après, au ministère de l’Intérieur, ils nous ont passé la bande et ils ont dit : soit vous signez et vous partez en Russie en tournée officielle, soit on ne vous permettra plus d’ouvrir le bec.
Si le système de collages de récits et d’aller-retour entre des périodes différentes sans l’indiquer peut dérouter le lecteur (cela fut mon cas dans le premier quart du livre), je suis heureux d’avoir pu découvrir un très bon roman, riche par son témoignage historique mais aussi par la qualité de l’écriture.
Je vous conseille donc :
X d’acheter ce livre chez votre libraire ou bouquiniste
X de l’emprunter dans votre bibliothèque
de lire autre chose
Miracle en Bohême, de Josef Škvorecký, traduit du tchèque par Claudia Ancelot et préfacé par Milan Kundera. Gallimard, collection du monde entier, 1978, 424 pages.
Désormais disponible chez le même éditeur dans la collection « L’imaginaire ». 2012. 434 pages.
Vous pouvez également découvrir un autre titre de Josef Škvorecký, Le lionceau (publié dans le cadre du « Mois de l’Europe de l’Est 2018 ») en allant sur le site du blogue La fabrique des souvenirs.
Ce livre a été lu dans le cadre du Mois de l’Europe de l’Est d’Eva, Patrice et Goran.
J’achète direct la trilogie… Tu as lu les deux premiers titres ?
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Le premier tome est le plus connu. C’est aussi un des livres préférés de mon père qui l’a offert à Patrice en version tchèque. Mais Patrice a préféré commencer avec le troisième et en français… 🙂 Le deuxième est très bien aussi (un intellectuel dans l’armée socialiste, toutes les situations absurdes) – il existe un film qui est devenu finalement plus connu que le livre, certains dialogues sont devenus cultes.
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Je vais regarder si la version française existe, je pense que cela sera plus facile 🙂
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C’est possible 🙂
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Une belle entrée en matière donc pour ce Mois de l’Europe de l’Est! Je n’ai pas de livres de Skvorecky sur mes étagères mais je ferai comme Goran, et je rechercherai ses livres en français!
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J’ai rapidement jeté un coup d’oeil et j’ai l’impression qu’il n’y a pas eu de réédition de cette trilogie, hormis pour Miracle en Bohême en 2012. A confirmer.
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Passage à l’Est m’a enlevé les mots de la bouche, ou plutôt du clavier… Je ne connais pas cet auteur mais je suis très tentée, à la fois par le thème, et par la construction originale du récit.
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Et bien tant mieux ! C’est l’un des buts de ce mois de l’Europe de l’Est de faire découvrir des auteurs et des livres qui ne sont pas forcément les plus connus !
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Ce livre a l’air passionnant – et si Kundera lui trouve autant de qualités, ça m’intéresse d’autant plus …
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Heureux de voir autant de réactions positives sur ce livre. Il m’a fallu quelques dizaines de pages pour avoir les idées claires et ensuite ce fut un très bon moment de lecture !
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D’accord, il faut donc un peu s’accrocher au départ ! Ca doit être faisable 🙂
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Oui, mais quand on lit Proust sans problèmes, ça doit être une formalité !
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Proust a la réputation d’être difficile à lire mais pourtant pas tant que ça ! Je vais prendre note de ce livre.
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