Ingo Schulze – De braves et honnêtes meurtriers

Les feuilles allemandes me donnent aujourd’hui l’occasion de mettre en avant un auteur allemand contemporain, Ingo Schulze, né en 1962 en RDA, et dont un certain nombre d’ouvrages est déjà accessible au public francophone. Son dernier roman, De braves et honnêtes meurtriers nous compte l’histoire d’un libraire de Dresde, Norbert Paulini, qui se radicalisera vers l’extrême-droite après la chute du Mur…

Chacun devait un jour décider comment il souhaitait vivre. Lui avait choisi l’existence la plus intense et la plus agréable possible pour quelqu’un, une existence de lecteur.

Quel régal que de s’immiscer dans ce livre ! Les premières pages ne peuvent qu’interpeller le passionné de livres ! Le magasin de Norbert Paulini à Dresde est le lieu de rendez-vous des amoureux du livre qui parcourent parfois de grandes distances pour y accéder. On s’imagine clairement le genre de personne qu’est Norbert Paulini : méticuleux à l’extrême, inflexible aux changements, un vrai connaisseur de la littérature qui vit un peu hors du temps en RDA. On suit son parcours, de l’enfance en passant par le service militaire, jusqu’à l’ouverture de son magasin de livres anciens.

Les éléments extérieurs ne semblent pas avoir prise sur lui ; la chute du communisme, qu’il accueille positivement, n’y fait d’ailleurs pas exception :

Pendant cet automne, Norbert Paulini demeura en retrait, c’est-à-dire qu’il ne prit pas part à la révolution. Dès que le discours tournait au politique, il semblait s’ennuyer. Il considérait qu’au mieux c’était une perte de temps et au pire un sacrifice absurde. De toute façon, rien n’allait changer. Il ne ferait pas le plaisir à l’Etat de se jeter dans la gueule du loup et de mettre en danger sa librairie. Il n’y avait d’avenir que pour son propre royaume. Et cet avenir, il était en train de le créer lui-même avec les moyens dont il disposait.

Rester en dehors du monde n’est toutefois pas toujours possible et Paulini voit la fréquentation de son magasin diminuer. Ses livres attirent moins, et les clients se tournent désormais davantage vers les livres de cuisine ou les guides touristiques. Obligé de chercher un autre emploi, de déménager, il se rapproche des milieux d’extrême-droite, rejetant sa déchéance sur l’afflux de population étrangère.

On avait beau tourner cela dans tous les sens : de même qu’il avait ignoré l’Etat auparavant et mené l’existence d’un dissident, il était à présent un vrai dissident. Sauf que l’Ouest punissait par d’autres moyens l’entêtement et l’indépendance.

Voici ainsi résumée la première partie du livre, la plus longue. La seconde change de narrateur : un dénommé Schultze (à rapprocher de l’auteur du livre), qui connaît bien Paulini explique qu’il écrit justement sur l’ancien libraire. Le lecteur comprend rapidement que la première partie correspondant au livre de Schultze. Enfin, la troisième partie, plus courte, laisse la place à une autre narratrice, qui travaille dans la maison d’édition qui doit publier le livre de Schultze… Vous l’aurez compris, l’auteur joue avec le lecteur en proposant ces trois parties assez différentes, par leur longueur mais aussi, du moins c’est mon avis, par leur intérêt. Je dois dire que j’ai énormément apprécié la première partie, la vie de Paulini, ce rapport aux livres aussi. Au détour des pages, on croise des écrivains classiques comme von Kleist, Gottfried Keller ou encore Karl Gutzkow, dont les écrits font partie des trésors de la librairie d’antiquité et qui sont autant de suggestions pour les participants des Feuilles allemandes !

L’auteur lui-même est né à Dresde, ville de culture mais aussi ville où sont nés les rassemblements de PEGIDA (groupe d’extrême-droite se réclamant contre la lutte de l’islamisation de l’Occident). Or, on saisit trop peu de choses des mécanismes qui ont conduit à la radicalisation de Paulini. De plus, le choix narratif a plutôt tendance à casser le rythme du texte vers la fin. Ce sont mes deux réserves sur ce titre. Signalons que De braves et honnêtes meurtriers a reçu des éloges importants en Allemagne de la part des critiques et des lecteurs. Mon avis un peu plus mitigé ne doit pas vous éloigner de découvrir Ingo Schulze, et ce livre ne manque pas de qualités pour cela.

Je vous conseille :

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de lire autre chose

De braves et honnêtes meurtriers, de Ingo Schulze, traduit de l’allemand par Alin Lance et Renate Lance-Otterbein. Fayard, 2023, 302 pages.

Lu dans le cadre des Feuilles allemandes

15 réflexions sur “Ingo Schulze – De braves et honnêtes meurtriers

    • Avatar de Patrice Patrice 24 novembre 2023 / 16:38

      Tout à fait d’accord avec toi et j’aurais d’ailleurs dû le mentionner dans mon billet car il y a un réel travail dessus. Elle illustre très bien le livre.

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  1. Avatar de luocine luocine 19 novembre 2023 / 12:43

    Après l’avis de keish j’ai mieux regardé la couverture et oui elle est très bien. Le livre ne m’attire pas désolée Eva.

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    • Avatar de Patrice Patrice 24 novembre 2023 / 16:40

      Quand je vois le nombre de livres que tu as chroniqués durant ce mois thématique, je me dis que c’est un titre dont tu n’as peut-être pas besoin en effet. En tout cas, je conseille de regarder un peu plus près ce que fait cet auteur.

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    • Avatar de Patrice Patrice 24 novembre 2023 / 18:44

      Pour 2025 ou 2026 alors 🙂

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  2. Avatar de Sacha Sacha 19 novembre 2023 / 17:40

    Je l’ai repéré en librairie (grâce à sa superbe couverture notamment) mais j’ai résisté car j’ai déjà plus de livres qu’il n’en faut en ce moment. Je découvrirai volontiers cet auteur dont j’entends pas mal parler. As-tu lu d’autres romans de lui?

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    • Avatar de Patrice Patrice 24 novembre 2023 / 18:48

      Merci pour ton commentaire, Sacha. Et non, je n’ai encore rien lu de lui, ce qui m’a étonné quand j’ai vu le nombre de ses ouvrages déjà traduits en français. Je reviendrai vers lui sans nul doute.

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  3. Avatar de cleanthe cleanthe 19 novembre 2023 / 18:33

    J’ai découvert le premier livre de Schulze (un recueil de nouvelles) lorsqu’il est paru en France et qu’on en parlait comme le grand espoir de la littérature allemande. Depuis, j’avais l’impression qu’il était moins lu. Mais j’ai repéré ce roman, et ton billet me donne bien envie de le lire, d’autant que j’ai passé quelques semaines à Dresde cet été. J’ai été frappé justement là bas par ce mélange de haute culture (les musées de Dresde sont merveilleux) et un certain climat politique, voire une attitude de méfiance à l’égard de ce qui est étranger que je n’ai jamais trouvé ailleurs en Allemagne.

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    • Avatar de Patrice Patrice 24 novembre 2023 / 19:03

      Merci pour ton commentaire. J’ai entendu parler de ce recueil de nouvelles qui m’attire beaucoup, et plus généralement, il me faut découvrir l’oeuvre de Schulze. Je suis passé comme touriste à Dresde une seule fois, donc pas assez pour découvrir vraiment la ville, mais il est vrai que les manifestations qui s’y sont déclenchées étaient assez impressionnantes. J’ai l’impression que Leipzig est plus ouverte que Dresde, je ne sais pas ce qui génère ce sentiment de rejet de l’étranger dans cette dernière.

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  4. Avatar de je lis je blogue je lis je blogue 20 novembre 2023 / 06:45

    La couverture m’a frappée aussi. Sinon je note l’auteur pour la prochaine édition des Feuilles allemandes

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    • Avatar de Patrice Patrice 24 novembre 2023 / 18:49

      Voilà une des meilleures résolutions à prendre 🙂

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  5. Avatar de Violette Violette 21 novembre 2023 / 17:08

    D’emblée, je rejoins les autres, j’adore titre et couverture. Dommage pour tes bémols mais comme je ne connais pas du tout l’auteur, j’y jetterais bien un coup d’oeil (ou plus…)

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    • Avatar de Patrice Patrice 24 novembre 2023 / 18:50

      7 de ses livres ont déjà été traduits en français, ce qui n’est pas rien. Au sortir de la première partie, je me suis demandé pourquoi je n’avais jamais lu Schulze, tant je ressortais absolument enchanté par ma lecture. Cela s’est un peu estompé ensuite, mais c’est une plume à découvrir assurément.

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