Une fratrie – Brigitte Reimann

En avril 1959, Walter Ulbricht appelle tous les artistes et ouvriers à se réunir et travailler ensemble, dans le cadre d’une doctrine (« Bitterfelder Weg ») qui avait pour but d’ôter aux intellectuels une certaine aura élitiste, de mettre les ouvriers au centre des oeuvres artistiques et d’unir les deux. Son appel est suivi par de nombreux jeunes artistes, notamment par Christa Wolf ou Brigitte Reimann. Cette dernière a rejoint une usine, Schwarze Pumpe, une expérience qui lui a inspiré Ankunft im Alltag, un roman mettant en scène trois jeunes gens qui, après le bac, passent une année de travail manuel à l’usine, et Une fratrie, dont l’héroïne, Elisabeth, partage de nombreux points communs avec l’autrice.

J’en avais rencontré, au cours de mes études, des jeunes gens de ce genre, zélés, qui ignoraient encore que scepticisme ne signifie pas hostilité, ni patience absence de fermeté.

Elisabeth a tout juste 24 ans, dans cette année 1961, où elle rejoint un combinat pour y travailler, mais également pour poursuivre sa carrière artistique. En tant que peintre, elle fait des portraits des ouvriers, capte les lieux avec son pinceau et dirige un cercle ouvrier de peintres amateurs. Pleine d’idéaux, elle est prête à consacrer sa vie à la création d’un Etat socialiste.

Je travaillais avec précipitation, sans système, tantôt attirée par la courbe des arches des ponts et par l’élan sobre des tours de refroidissement sur leurs piliers que soutenaient des étais, tantôt séduite par la maturité des couleurs sous un ciel bleu de septembre ; je peignais des aquarelles par lesquelles je tentais de fixer la richesse des couleurs de ce paysage construit par l’homme, j’esquissais les soudeurs dans notre hall, les menuisiers avec leurs vestes de velours ouvertes sur leurs poitrines nues bronzées par le soleil, les jeunes filles attendant dans la rue de l’usine, papotant, cheveux ébouriffés, jupes gonflées par un vent violent.

Un jour, elle apprend une nouvelle qui va la bouleverser – son frère Ulrich est fermement décidé à quitter « la zone » et à partir an Allemagne de l’Ouest après avoir gagné la certitude que, dans ce pays où on se veut égaux, certains restent plus égaux que les autres.

Assis sur une table, Uli nous tournait le dos et discutait vivement avec l’ingénieur. « Un type comme toi » disait-il d’un ton traînant de sa voix avinée, « moi aussi, ils l’ont fait passer devant moi. C’qu’on n’a pas dans l’crâne, faut l’avoir ici… » Il empoigna l’ingénieur par le revers de sa veste et tapota son insigne de membre du Parti. « Je pourrais en être aussi loin que toi. »

Leur frère ainé, Konrad, qui, avec une certaine froideur visait toujours son profit personnel, est déjà passé de l’autre côté. Maintenant, Elisabeth devrait perdre aussi Uli avec lequel elle a une relation fusionnelle, on en découvre d’ailleurs ses racines au fil des pages en allant jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale.

Ma mère, livide, l’air malheureux, ne bougeait pas, ne disait rien, elle était notre frontière et notre dernier trait d’union.

Dans ce roman court, dont la version intégrale n’a été retrouvée que récemment, l’autrice procure aux lecteurs une image fort intéressante du début des années 60 en ex-RDA. C’est un roman riche en sujets, abordés souvent par des retours en arrière, entre autres le déchirement des familles dont les membres s’enfuient pour l’Allemagne de l’Ouest (on est d’ailleurs à quelques mois de la construction du Mur de Berlin), le rôle des artistes, les idéaux et les différents points de vue illustrés notamment par les deux frères et leur soeur. L’autrice s’est inspirée de son propre vécu – son activité dans le combinat, mais aussi son frère qui a émigré en 1960. Je retiens d’ailleurs certains passages très critiques et de ce fait courageux pour l’époque, ainsi que de nombreux sujets dont on a envie de discuter une fois le livre refermé (j’ai par exemple un peu de mal à comprendre que les enfants acceptent aussi facilement, approuvent même, que la propriété de leur grand-père soit revenu « au peuple »). Vous l’aurez compris, un livre idéal pour une lecture commune !

Il s’immobilisa, m’empoigna par les épaules et me tourna vers lui ; je voyais de tout près son visage humide de pluie, qui à ce moment-là se mit à ressembler à celui de Konrad, avec le menton en galoche et la bouche dure. « C’est parce que je suis groggy, que j’en ai plein le dos… Je ne peux pas rester ici, j’étouffe… Je me sens prisonnier derrière des barreaux d’imbécillité et de bureaucratie, je ne prends plus aucun plaisir au travail ni à tout ce que nous faisions quand nous étions étudiants, la vie tout entière me dégoûte. Il faut que je parte, tu m’entends, tout de suite, avant qu’ici je fasse une bêtise… »

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Une fratrie, de Brigitte Reimann, traduit de l’allemand par Françoise Toraille. Métailié, 2025, 192 pages.

Pour continuer sur le même sujet : Stern III, Stasiland, Lütten Klein, La petite-fille, Au-delà du mur, Dos au monde

Ma deuxième participation au Printemps des Artistes 2025 chez Marie-Anne.

10 réflexions sur “Une fratrie – Brigitte Reimann

  1. Avatar de Madame lit Madame lit 30 Mai 2025 / 15:05

    Merci Eva pour cette intéressante suggestion ! Je note le nom de l’autrice car je ne la connaissais pas…

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  2. Avatar de je lis je blogue je lis je blogue 30 Mai 2025 / 17:57

    Le sujet m’intéresse beaucoup. Je note ce livre pour les Feuilles allemandes

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  3. Avatar de Sacha Sacha 1 juin 2025 / 13:52

    Il m’intéresse beaucoup bien sûr, et en plus il est court !

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  4. Avatar de luocine luocine 7 juin 2025 / 19:41

    une lecture qui semble poser des questions intéressantes à voir donc!

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